“Making movies” de Dire Straits a 40 ans aujourd’hui

Avec cet album sorti le 17 octobre 1980, Dire Straits opérait un virage plus rock.

Un tournant musical

Sur les deux premiers albums, mis à part Lady writer, on ne sentait pas vraiment de rythmique carrée. On était plus dans l’ornement subtil, l’accompagnement feutré. Seuls quelques passages laissaient poindre une appétence pour le binaire basique : les outros de Lions et Angel of mercy, ou la version demo de Setting me up. Mais c’est surtout en live que les Straits passaient à la vitesse supérieure. Un titre comme Solid rock par exemple, a vu le jour dès la tournée 1979.

C’est en partie pour retranscrire cette énergie de la scène qui ne transparaissait pas beaucoup sur les deux disques précédents, que Ed Bicknell et Mark Knopfler décident de produire un album plus nerveux. Ils choisissent de s’installer à New York (c’est à cette époque que Mark rencontre Jack Sonni qui travaille chez… Rudy Pensa) et de travailler avec Jimmy Lovine un producteur-ingénieur-du son qui affiche un CV conséquent : John Lennon, Patti Smith, Tom Petty… et Bruce Springsteen

Un album “springsteenien”

Plusieurs facteurs concourent à comparer Making Movies à un disque de Bruce Springsteen : enregistré dans la ville du Boss, avec l’ingénieur du son qui a participé à la réalisation du mythique Born to run, et surtout la collaboration au piano et à l’orgue de Roy Bittan, membre du E-Street Band, et présenté à Dire Straits par Jimmy Lovine.

Il y avait déjà des claviers discrets sur In the gallery, Wild west end, Where do you think you’re going?, Communiqué, Portobello Belle, mais le son de Dire Straits était resté essentiellement guitares. Ici, le combo pub-rock des débuts devient un véritable groupe de rock, et en tournée Mark le présentera comme le « rock’n’roll orchestra ». Cette nouvelle couleur musicale sonne en effet très « springsteenienne », et les thèmes des chansons ne sont pas étrangers à ceux abordés par le boss.

Making Movies a été enregistré en six semaines, mais Lovine précise :

« cela s’est passé essentiellement les six premiers jours des sessions. Les bonnes personnes étaient dans la salle ensemble. C’était vraiment faire un disque au sens pur du terme. Le tout ressemble à une seule chanson. Mais vous savez d’où ça vient ? C’est l’écriture, celui qui l’a écrit. Il a écrit l’album comme ça, il voulait faire l’album comme ça. »

Jimmy Lovine

L’album de la rupture

Making Movies est clairement l’album de la rupture : Rupture musicale, rupture amoureuse de Mark avec Holly Vincent (► voir la chronique sur Romeo and Juliet), mais surtout rupture de la fratrie Knopfler.

Mark et David sur scène à Rotterdam, le 1er novembre 1979 © Getty – Rob Verhors

Il y a eu de nombreux écrits sur la question, que ce soit dans des biographies, des interviews… et même encore aujourd’hui, les fans du groupe cherchent des réponses aux véritables raisons qui ont poussé David à partir : est-il parti de lui-même ? a-t-il été viré par Mark ? Était-ce parce qu’il n’arrivait pas à jouer ce qu’on lui demandait ? Ou bien n’était-il pas satisfait de la positon dominante de son frère aîné ? du fait que ses chansons n’étaient pas retenues ?… sans doute un peu de tout cela. Les relations entre frères (ou sœurs) sont parfois compliquées, faites de non-dits ou de ressentis mal digérés. Et quand le succès d’un groupe arrive de façon brutale et soudaine, les relations en son sein peuvent être difficiles à gérer, surtout si elles se télescopent avec des rapports familiaux qui renvoient à des choses plus anciennes.

© Ebet Roberts/Redferns

Quelques temps après, il a semblé que les deux frères se soient réconciliés, Mark apparaissant sur le premier album solo de David, et venant même jouer avec lui à la télévision en 1984 :

Mais pourtant les rancœurs sont réapparues dans les années 90, notamment au moment de la sortie du Best-of Sultans of swing en 1998, lorsque David s’est plaint de ne pas être rétribué équitablement au niveau des royalties. Difficile de se faire une opinion objective quand on ne connait pas tous les tenants et aboutissants. Mais ce qui est sûr, c’est que les deux frères ne se parlent plus, et ne se voient uniquement qu’aux mariages et enterrements de la famille… un dénouement triste pour une aventure commencée il y a plus de 40 ans. Et il semblerait que David soit prêt à renouer les liens, ce qui ne serait pas le cas de son frère… en témoigne l’épisode de l’intronisation au Rock’n’Roll Hall of fame en 2018, où Mark n’a pas daigné venir, alors que David aurait aimé partager la scène avec lui…

Certaines blessures ne se sont visiblement pas refermées depuis ce départ de David en juillet 1980.

Le musicien de studio Sid McGinnis est appelé en renfort pour poursuivre les sessions. Encore aujourd’hui, j’ai toujours un doute s’il figure sur certains enregistrements ou non (► voir la chronique sur Expresso love). Quand Jimmy Lovine évoque que « Les bonnes personnes étaient dans la salle ensemble », je ne sais pas qui il englobe. Mais si on se fie aux notes de la pochette, il ne s’agit que de Mark Knopfler, Pick Withers, John Illsley et Roy Bittan.

L’album chanson par chanson

C’est sur cet album qu’apparaissent pour la première fois les guitares Schecter. Couplées aux enceintes Marshall, elles offrent un son plus massif et plus compact que sur les deux précédents disques. Si on ajoute les claviers proéminents, le son du groupe s’en trouve considérablement changé.

Retrouvez les détails des différentes parties de guitares sur la liste que j’ai co-rédigée sur le site mk-guitar.com

1. Tunnel of love

Le premier morceau « épique » dans la discographie de Dire Straits. Un titre fleuve qui mêle énergie adolescente, sensations d’ivresse amoureuse, et tourbillon de fête foraine, le tout sur une musique rock incandescente.

► Retrouvez ma chronique détaillée « à la loupe » sur cette chanson

Tunnel of love vu par © Denys Legros

2. Romeo and Juliet

La romance au triste dénouement par excellence. Un morceau qui va devenir un classique du répertoire du groupe.

► Retrouvez ma chronique détaillée « à la loupe » sur cette chanson

3. Skateaway

Au départ il y avait une chanson intitulée Making movies mais qui n’ a pas été retenue pour l’album, peut-être à cause de la trop grande similitude de son riff avec celui de Expresso love. Mais la thématique de l’univers cinématographique tenait vraiment à cœur Mark Knopfler, et le titre est resté pour donner son nom à l’album, ainsi qu’un vers du refrain de Skateway.

Un morceau qui dépeint la transformation du champ de vision d’une fille sur rollers, à partir du moment où elle écoute de la musique dans son « walkman » (ah nostalgie des eighties…). Et je dois avouer que je pratique la discipline depuis mon adolescence : que ce soit à pied, à vélo, en train ou en voiture, je ne peux concevoir un trajet sans musique dans les oreilles, et oui Knopfler a raison, la réalité s’en trouve complètement transformée, et on a l’impression d’être dans un film.

Encore une écriture fine et singulière, relevée par une rythmique à la guitare typique du style fingerpicking knopflerien, un travail à la batterie tout en subtilité par Pick Withers, et un refrain mélodique qui reste dans la tête. Dommage qu’une fois de plus, le clip vidéo ne rende pas justice à la chanson

4. Expresso love

Un rock âpre et des paroles amères, quelque peu machistes. Le morceau qui me fait le plus douter quant à la présence de McGinnis ou non sur le mix final de l’album.

► Retrouvez ma chronique détaillée « à la loupe » sur cette chanson

5. Hand in hand

Une perle méconnue du répertoire de Dire Straits. Jamais jouée sur scène, cette chanson avait pourtant tout pour devenir un classique : des paroles poétiques en référence à Elmore James (« The sky is crying, streets are full of tears »), une mélodie accrocheuse avec un refrain dynamique, et un solo aérien qui pourrait symboliser un arc-en-ciel au milieu de ce paysage gris. Mais Mark Knopfler n’a jamais souhaité la sortir des rayons pour l’emmener en tournée. Dommage.

Si le texte est mélancolique, et sûrement lui aussi lié à Holly Vincent, il en devient doublement nostalgique pour moi, car mon ami batteur Jérôme se souviendra sans doute qu’on l’avait incluse à notre répertoire de reprises en 1994.

6. Solid rock

Encore un autre titre qui confirme le virage rock amorcé avec cet album. Composé durant la deuxième tournée de 1979, il existe en version demo, enregistrée avec David :

la version album passe un cran au-dessus en matière de puissance et de volume des guitares, mais les chœurs ont disparu. Personnellement j’ai toujours préféré cette version studio aux versions live. J’aime la façon dont Mark chante les phrases « solid rock » sur un ton haut, et le solo est à mon sens plus inventif qu’en concert.

7. Les boys

Cette chanson qui clôture le disque est souvent clivante parmi les fans : soit on l’aime soit on la déteste, mais elle laisse rarement indifférent. Personnellement je l’aime beaucoup car elle démontre que Mark sait utiliser les mots de bien des manières et peut écrire tous styles de textes, et puis le leitmotiv à la guitare est irrésistible.

L’histoire a souvent été raconté par son auteur : lors d’une tournée en Allemagne (sans doute début 1979), les membres de Dire Straits sont tombés sur ce groupe de travestis chantant et dansant dans un cabaret devant un public plus qu’éparse. Et Mark s’est dit qu’il ne voudrait jamais finir comme ça. Lors de certains concerts en 1980, il prenait le temps de raconter l’anecdote avant de démarrer la chanson.

L’album en tournée

1979 Avant l’album

De même que Twisting by the pool qui ne sera enregistré en studio qu’en 1982, Solid rock est joué durant la tournée 1979 :

Et Les Boys est joué en décembre 1979, lors des concerts au Rainbow Theatre, qu’on peut voir dans le documentaire Arena sur la BBC

1980-1981 : Tournée On location

La tournée qui suit l’album prend le nom de la suite du vers dans Skateaway, et voit l’enrôlement de Alan Clark aux claviers et Hal Lindes à la guitare. Tous les anciens titres sont réarrangés pour y introduire du clavier. Beaucoup d’expérimentations instrumentales, et même les morceaux du nouvel album bénéficient d’extensions : l’intro sur Tunnel of love par exemple, ou encore Skateaway relié à Single handed sailor par le rythme de la batterie, le final de Expresso love qui se fond dans l’intro de Down to the waterline, sans parler bien sûr du rallongement de News qui deviendra le final de Private investigations.

Cette tournée est souvent décrite comme le chaînon manquant entre le combo pub-rock à quatre des débuts et le groupe formaté pour concerts en stade période Alchemy ou Brothers in arms.

A cette époque, Mark était beaucoup plus affable que par la suite, et parlait assez fréquemment entre les chansons. Un exemple où il raconte l’anecdote lui ayant inspiré Les Boys :

Plusieurs concerts de la tournée ont été filmés, mais pas toujours entièrement :

1982-1986 : Tournées Love over gold et Brothers in arms

Sur ces deux tournées, 4 titres de Making Movies subsistent : Tunnel of love, Romeo and Juliet, Expresso love et Solid rock. Les Boys a été abandonné dès la fin de l’année 80, et Skateway n’a pas été reconduit sur la tournée 82-83.

Sur le live Alchemy, l’album Making movies est le plus représenté avec ces 4 morceaux. Pour les amateurs de détails, à noter que Solid rock a perdu son thème-riff à la guitare joué en 1980, qui sera repris à nouveau sur la tournée On every street. Mais en revanche il gagne le rajout du saxo de Mel Collins (puis plus tard de Chris White) qui ne le quittera plus jusqu’à ses dernières représentations en 1992.

Au concert de Sydney en avril 1986, Jack Sonni comme à son habitude en fait encore un peu trop en se roulant par terre pendant son solo sur Solid rock :

Un titre qui a souvent été l’occasion de jouer avec des invités comme par exemple Nils Lofgren en 1985, ou Eric Clapton en 1988 à Wembley et 1990 à Knebworth.

1991-1992 : tournée On every street

Expresso love disparaît, et il ne reste plus que trois morceaux de l’album dans la setlist. Tunnel of love se voit amputé de son intro mythique des deux tournées précédentes, Romeo and Juliet subit quelques modifications en cours de tournée, et Solid rock devient un hymne à guitares harmonisées avec en plus lapsteel guitar et saxophone.

1996-2019 : plus qu’un seul morceau

Puis après cette ultime tournée de Dire Straits, Mark Knopfler ne jouera plus qu’un seul morceau de Making movies : l’incontournable Romeo and Juliet. Alors qu’il aurait très bien pu ressortir par exemple Hand in hand qui n’aurait pas dénoté avec son répertoire solo.

Mais c’est ainsi : l’album qui a souvent été qualifié par les critiques comme le meilleur de la discographie de Dire Straits a connu son heure de gloire durant les eighties, mais a disparu des radars ensuite, au profit du plus connu Brothers in arms. Alors profitons de fêter ses 40 ans aujourd’hui pour redécouvrir une nouvelle fois ce Making movies, véritable pierre angulaire dans la carrière du groupe, et de son auteur-compositeur-guitariste-chanteur-producteur… mister Mark Knopfler.

poster promo

© Jean-François Convert – Octobre 2020

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5 commentaires sur ““Making movies” de Dire Straits a 40 ans aujourd’hui

  1. Album assez bien travaillé et produit. ça aurait été un flop si Making Movies sonnait comme Communiqué ou Dire Straits. Les arrangements et le son produit par MK ont convaincu le label de continuer sa collaboration avec Dire Straits qui n’est pas inconditionnelle dans l’esprit de MK. Seulement, la différence entre les frères Knopfler émergeait déjà lors de la tournée Communiqué et qui était partagée, à demi-mot, par d’autres membres, à savoir moins de tournées et plus d’albums studio. MK était contre cet avis, vu que le contrat du label qui portait sur les albums studios ne donnait pas au groupe une bonne profitabilité, au contraire des tournées. John Illsley a reconnu dans son livre que les tournées procuraient une joie exceptionnelle mais s’est avérées destructrices de foyers, si on compte le nombre de problèmes personnels au sein du groupe (remarque faite par Ed Bicknell avant l’engistrement de Making Movies, qui disait bcp sur les appréhensions du label).

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  2. Oui, pour tunnel of love, sans pinailler, c’est plus que ça (pour moi, c’est « big wheel, etc. » qui fait office de refrain). La structure est plus complexe. Et que dire du solo final, y compris le piano… Huit minutes de pur plaisir.

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  3. Making movies, je l’ai toujours trouvé à part, chez DS, comme son suivant, mais pas pour les mêmes raisons.
    J’ai toujours aimé son côté rock avec ses grattes au son plus crunchy : Knopfler en avait peut-être besoin car il en avait trop sur la patate. Mais je l’adore aussi pour le rôle joué aussi bien par Pick Withers et Roy Bittan. Je trouve que le premier n’avais jamais aussi bien joué (j’ai parlé de son jeu dans R&J, mais aussi dans les différentes parties de Tunnel of love). J’ai redécouvert son jeu bien après mes premières écoutes de l’album, alors que je préférais le spectaculaire Terry Williams et j’avoue être passé à côté, cela devait être trop subtil pour moi.
    Par contre, la contribution du second m’a toujours plu : orgue ou piano, peut importe, l’album lui doit beaucoup. Il apporte une réelle plus-value à cet album et aujourd’hui, je trouve que hand in hand sonne très springsteenien, grâce à lui.
    Cet album, en tout cas, annonce son suivant, mais qui ira plus loin : après tout, les morceaux, comme tunnel of love conservent le schéma couplet-refrain, que love over gold abandonnera et qui sera repris après.
    Merci pour l’article.

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    1. oui pareil pour moi, au début je préférais Terry Williams, jusqu’à ce qu’un ami batteur me fasse réécouter toute la finesse de jeu de Pick Withers. Les breaks sur Tunnel par exemple sont extrêmement bien trouvés. Sinon histoire de pinailler, Tunnel of love a un peu plus que couplet refrain. il y a un pont avec la partie qui se termine par « rockaway » . Quant au passage « grils looks so pretty to me », pas sûr que ce soit un refrain, ce serait plutôt un middle eight, mais pas sûr non plus. le refrain je dirais plutôt que c’est « and big wheel keep on turning…. » bref c’est juste histoire de chipoter 😉

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      1. Oui, pour tunnel of love, sans pinailler, c’est plus que ça (pour moi, c’est « big wheel, etc. » qui fait office de refrain). La structure est plus complexe. Et que dire du solo final, y compris le piano… Huit minutes de pur plaisir.

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