Il y a 55 ans sortait ‘Revolver’ des Beatles

Le 5 août 1966, les Fab Four frappaient fort avec l’album ‘Revolver’, en même temps qu’ils mettaient fin aux tournées 3 semaines plus tard.

Le véritable disque charnière

1966. Les Beatles ont déjà amorcé un léger virage avec Rubber Soul l’année précédente. Mais cette fois, le tournant va être encore plus radical. On peut vraiment situer ce mois d’août 1966 comme la charnière entre leurs deux époques : le boys band de la Beatlemania qui est en passe de devenir le quatuor le plus influent de toute l’histoire de la musique populaire. Le genre musical qu’on n’appelle pas encore « pop music »… normal, ce sont eux qui ont inventé le style.

Aout 1966 va marquer la fin des tournées des Beatles. Si l’on excepte le mini-concert improvisé sur le toit de l’immeuble Apple en janvier 1969, leur dernière véritable prestation en public a lieu le 29 août à San Francisco.

Une nouvelle ère s’ouvre à eux, celle des enregistrements complexes, peaufinés, ciselés. Et Revolver est justement le premier album de cette série. C’est aussi le premier entièrement enregistré par Geoff Emerick. Ce dernier remplace Norman Smith (surnommé « Normal » Smith par Lennon) jusqu’alors en charge des enregistrements des Beatles. Alors âgé de 20 ans (!), le jeune ingénieur du son va apporter des idées techniques novatrices, en même temps que les quatre de Liverpool opèrent eux aussi des changements dans leur façon de composer, d’interpréter, et d’enregistrer.

Le virage psychédélique

Si Rubber Soul était l’album de la fumette, Revolver s’affiche clairement comme celui du LSD. Tendance qui sera accentuée dans Sgt. Pepper et son univers à la Lewis Caroll sous acide, ainsi que Magical Mystery Tour dans un trip en sons et en images, complètement halluciné.

Comme très souvent avec les Beatles, mais surtout à partir de cet album-là, les enregistrements sont le terrain d’explorations sonores jusqu’alors inédites. Revolver est par exemple le premier album de pop-rock où figurent des bandes lues à l’envers. Et Geoff Emerick décide d’enregistrer la batterie différemment des sacro-saintes recommandations prônées par les studios à l’époque. Il rapproche ses micros des fûts de Ringo, et obtient ce son incroyablement présent, tout au premier plan, sur le fabuleux Tomorrow never knows. C’est le tout premier morceau enregistré lors des sessions, et avec son idée de génie, Emerick acquiert presque instantanément l’adhésion des 4 musiciens (notamment de George Harrison, au départ un peu réticent à l’idée de changer d’ingénieur du son).

Avec ce morceau, Emerick produit un son complètement nouveau pour l’époque. Non seulement la batterie bien en avant, mais aussi les fameuses bandes lues en boucle, et surtout à l’envers, ainsi que la voix de Lennon passée à travers une cabine Leslie. Ce son si particulier sera même qualifié de « voix à la Lennon », tant le timbre légèrement nasillard du chanteur reste à jamais associé à cet effet sonore tournant.

Tomorrow never knows est mixé une première fois en mono, mixage qui ne sera pas retenu sur l’album, mais en revanche disponible en single. Dans cette version, on entend entre autres des sons de boucles supplémentaires, notamment à la fin :

John dans les nuages, Ringo dans les profondeurs

Avec ce morceau, John faisait entrer le groupe de plein pied dans le monde musical influencé par les psychotropes. Des paroles au « nonsense » affirmé, et des allusions à peine cachées aux pilules euphorisantes. D’autres textes fourmillent de clins d’œil à un état second. Par exemple, le titre de I’m only sleeping n’évoque pas forcément une sieste où on l’entend de façon classique. Et pour renforcer l’état vaporeux de la chanson, et la sensation de planer, la vitesse est ralentie par rapport à l’enregistrement originel (ce qui a pour incidence de baisser la tonalité) :

Toujours dans les paroles pyschédéliques, Doctor Robert raconte l’histoire véridique d’un médecin new-yorkais prêt à prescrire toutes les pilules qu’on lui demandait, et un trip à Los Angeles est à l’origine de She Said She Said.

Les autres lui emboitent le pas, et Paul chante « I’m feeling good in a special way » dans Good day sunshine qui là aussi ne parle pas que de beau temps, tandis que George avec Love You To s’aventure encore plus dans l’ésotérisme indien qu’il ne l’avait fait avec le sitar de Norvegian wood.

Mais s’il y a une chanson qui symbolise bien la défonce, c’est Yellow submarine. Pensé au départ par Paul comme une comptine pour enfants (le dessin animé de 1969 ira d’ailleurs dans ce sens avec des titres comme All together now), le morceau vire rapidement à l’ambiance fêtarde incontrôlée, notamment lors de la session d’enregistrement. George Martin et Geoff Emerick la décrivent comme un joyeux bordel au sein des studios EMI, avec l’invitation de nombreux autres musiciens tels Brian Jones, Marianne Faithfull ou Pattie Boyd. L’ingénieur du son raconte que certains déambulaient dans les couloirs d’Abbey Road dans un état plus qu’euphorique. Et on imagine aisément que les ingénieurs et techniciens d’EMI ce soir-là devaient sans doute porter la cravate sur le front, plus qu’autour du cou. D’ailleurs Martin et Emerick eux-mêmes participent aux chœurs.

Et c’est Ringo qui chante cette ritournelle mondialement connue. Il y restera éternellement associé, comme on peut l’entendre par exemple lors du concert pour le Bangladesh le 1er août 1971, où les musiciens entonnent les premières notes du morceau lorsque le batteur est présenté par George Harrison.

© Denys Legros

Quelques semaines plus tard, parmi les clubs branchés et les fêtards du swinging London, circulaient des pilules de barbituriques baptisées les « Yellow Submarine »

Paul mélodiste au sommet et guitariste soliste

Si Denys a choisi de glisser dans son dessin de Yellow submarine un clin d’œil à Eleanor Rigby, c’est bien que ces deux chansons sont les plus souvent citées comme morceaux-phares de l’album. Certes Tomorrow never knows est sans doute le plus complexe et le plus ambitieux, mais Paul fait encore une fois preuve de son talent inégalé de mélodiste à travers quasiment toutes ses compos du disque : Eleanor Rigby, Here there and everywhere, For no one sont des petits bijoux mélodiques, qui en plus bénéficient d’une orchestration classique, grâce à George Martin.

Eleanor Rigby est le premier morceau des Beatles où ne figurent que des instruments classiques. Même sur Yesterday, il y avait encore la guitare de Paul, mais là uniquement un quatuor à cordes. Ce principe de n’utiliser aucun instrument de style pop-rock sera reproduit dans She’s leaving home et Good night. Les arrangements doivent beaucoup à la formation classique de George Martin, mais le génie mélodique de Paul est évident, par exemple dans l’utilisation du refrain comme contrepoint de la fin du dernier couplet. Comme d’autres, le morceau sera réutilisé dans la bande son du dessin animé en 1969 :

En plus de ces merveilles à mi-chemin entre pop et classique, Macca prouve qu’il sait aussi swinguer avec Good day sunshine, ou groover façon Rhythm and blues sur Got To Get You Into My Life. Et non seulement il assure bien évidemment la basse sur tous les titres, mais il empoigne également la guitare électrique. Outre le riff de Got To Get You Into My Life, il joue le solo déjanté de Taxman. C’est la première fois dans la discographie des Beatles que Paul prend la guitare lead. Il le referra dans Good morning, good morning, et The end qu’il partagera avec George et John.

Il peut sembler étonnant que Paul joue la guitare solo sur Taxman, un titre de George Harrison, guitariste soliste attitré des Beatles depuis les débuts du groupe. Il faut rappeler qu’au départ McCartney jouait de la guitare, et qu’il a pris la basse en remplacement de Stuart Sutcliffe, resté à Hambourg en 1961.

Et alors qu’on pourrait avoir l’impression d’une prise de pouvoir par Macca (ce qui sera un peu le cas par la suite, et même dès l’album suivant), Revolver est paradoxalement l’album des Beatles qui offre le plus d’espace à George, avec trois chansons, au lieu de deux habituellement.

George ouvre l’album et compose trois morceaux

Alors que jusqu’à présent le quiet Beatle n’était autorisé qu’à seulement deux morceaux (un par face), sur Revolver il a droit à une composition de plus. Et pour une exposition encore plus grande, il a l’honneur d’ouvrir l’album. Pamphlet contre le fisc, Taxman accroche immédiatement l’auditeur avec son riff funk-rock. Et en guise d’intro du disque, on entend même George compter la mesure, procédé qui sera repris par exemple par Ed King, guitariste de Lynyrd Skynyrd, sur le célèbre Sweet Home Alabama, ouverture de l’album Second helping en 1974.

Revolver restera l’exception, Sgt. Pepper ne comportant même qu’une seule chanson d’Harrison (Within you without you). Idem sur Magical mystrey tour, qui n’est pas vraiment un album, mais un double 45 tours (Blue jay way). Retour à deux chansons par disque sur l’Album blanc (quatre ici puisqu’il s’agit d’un double), Abbey road et Let it be.

En dehors du marquant Taxman, George montre aussi son talent pour sortir des riffs de guitare entêtants dans I want to tell you, ou sa future direction musicale vers l’Orient avec Love You To. C’est d’ailleurs avec cette même couleur musicale que deux ans plus tard une de ses compositions apparaitra pour la première fois sur un 45 tours des Beatles : The inner light, en face B de Lady Madonna.

Les singles

Comme pour tous les albums des Beatles, Revolver ne contient pas les singles parus à la même période. En l’occurrence il n’y en a eu qu’un : Paperback writer, avec Rain en face B.

Les deux titres sont bien dans la même ambiance musicale que l’album. La face A est typique de Paul en mêlant riff accrocheur au son de guitare rageuse avec harmonies vocales tirées au cordeau. La face B est bien dans la veine des autres morceaux de John figurant sur l’album, notamment au niveau du son des guitares. On retrouve des sonorités similaires à celles de And you bird can sing, She said she said, ou Doctor Robert.

A noter que les deux clips ont au départ été tournés au même endroit, et que celui de Rain devait initialement ressembler fortement à celui de Paperback writer, comme le montre cette vidéo. Finalement, une autre vidéo a été tournée pour la face B, où on voit les Beatles jouer en studio, mais avec exactement les mêmes instruments (basse Hofner pour Paul, Epihone Casino pour John et Gibson SG pour George) :

Une pochette foisonnante

Jusqu’à Rubber Soul, les pochettes d’albums des Beatles étaient relativement classiques, proposant des variantes atour de leurs portraits. Mais celle de Revolver marque elle aussi un tournant : l’heure n’est plus à la simple photographie des musiciens, l’illustration doit refléter la couleur musicale du disque. Un an avant que Peter Blake ne produise son œuvre d’art pour Sgt. Pepper, Klaus Voormann signe ce mélange de dessins et d’extraits de photos.

Un site a retrouvé les sources des photos utilisées dans le collage, et même celles qui ont servi à dessiner les visages de quatre Beatles :

Klaus Voormann était un proche du groupe depuis leur rencontre à Hambourg en 1960. En dehors de ses talents graphiques, il a également joué de la basse, notamment pour le groupe Manfred Mann de 1966 à 1969. Puis, après la séparation des Beatles, il joua avec John Lennon, intégrant le Plastic Ono Band, ainsi qu’avec George Harrison et Ringo Starr sur leurs albums solo respectifs. On peut l’entendre sur entre autres All things must pass, et il apparait au concert pour le Bangladesh le 1er août 1971.

On peut se demander si la photo de George Harrison avec un casque colonial est en lien avec une des premières idées de titres de l’album : Ringo avait en effet suggéré « After geography », en réponse à Aftermath des Rolling Stones, sorti quelques mois plus tôt.

Paul pendant les sessions de Revolver, avec un exemplaire d’Aftermath des Rolling Stones, sorti le 15 avril 1966

Quelques reprises

Tomorrow never knows

Difficile de s’attaquer à un pareil monument. Phil Collins l’a tenté dans son premier album solo Face Value en restant dans la reprise standard. Los Lobos s’est aventuré dans des guitares mi-noisy mi-jazz-rock. Junior Parker l’a complètement transfiguré en un blues lancinant et incantatoire. Et George et Giles Martin en ont fait un mashup avec Within you without you sur l’album de remixes Love.

Taxman

Le riff du morceau d’ouverture ne pouvait pas échapper au blues. Stevie Ray Vaughan le reprend dans son style caractéristique de blues funky. Quant à Junior Parker, une fois de plus il change complètement l’ambiance de la chanson

Josh Turner

Ce jeune prodige dont je vous ai déjà parlé reprend à peu près tous les styles avec une déconcertante facilité. Les Fab Four figurent parmi les artistes qu’il a le plus repris, seul ou en groupe. Je trouve son interprétation d’Eleanor Rigby impressionnante : parvenir à restituer avec une seule guitare toutes les nuances du quatuor à cordes, et en plus en chantant simultanément ! Une autre vidéo le montre jouant cette reprise en live pour un test du modèle de caméra Zoom Q2n, ce qui prouve qu’il n’a pas besoin de multiples prises pour en délivrer une version sans fautes. Et il nous explique sa partition de fingerpricking dans un tutoriel, tout comme pour Here there and everywhere. Et la formule trio sur And your bird can sing fonctionne elle aussi très bien. Consultez sa chaine YouTube pour découvrir d’autres pépites.

I want to tell you

Pas vraiment une reprise, mais plutôt une courte citation. En 1967 Jimi Hendrix a enregistré plusieurs sessions à la BBC. D’abord sorties sous le nom Radio one en 1988, elles ont été rééditées dix ans plus tard sous le titre BBC Sessions. C’est dans cette version que j’ai découvert qu’au début de la prise de Day tripper, Jimi reprend le riff de I want to tell you, passage qui ne figurait pas dans l’édition de Radio one, car tout simplement la piste commençait directement au début de Day tripper.

Les BBC sessions ont restitué l’intégralité de la prise avec ce court passage qui avait été coupé. Le genre de détail que j’affectionne particulièrement. Et dans ce cas précis, cela confirme la grande estime que Jimi avait pour le répertoire des Beatles. Il en connaissait sans doute les moindre recoins et affectionnait visiblement autant les compositions de Lennon-McCartney que celles d’Harrison.

Et on ne peut que lui donner raison. Les chansons des Fab Four restent une source d’inspiration inépuisable pour tout musicien qui se respecte. Cet album Revolver en est une des meilleures preuves. Un album sorti il y a tout juste 55 ans aujourd’hui.

© Jean-François Convert – Août 2021

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