Alors qu’il vient de terminer ce mercredi à New York sa tournée, annoncée comme sa dernière, Mark Knopfler peut aujourd’hui fêter les 15 ans de la sortie de Shangri-La, un disque qu’il avait enregistré sur les côtes du pacifique, en 2004. Retour sur un album de transition, avant l’ère “British Grove”.
Sommaire
Un album à part ?
De toute la discographie solo de Mark Knopfler, Shangri-La est le seul à avoir été entièrement enregistré outre-atlantique. Les 2 premiers (Golden Heart en 1996, et Sailing to Philadephia en 2000) étaient encore sous l’égide d’Ed Bicknell, l’ancien manager de Dire Straits. Ils en portent d’ailleurs sa patte, tant en matière de production, de choix de singles, que de la gestion de la promotion et des tournées qui ont suivi.
Après son limogeage, The Ragpicker’s Dream (2002) commençait à laisser entrevoir le souhait ardent de Knopfler de maîtriser la production, et de disposer d’un outil d’enregistrement dont il serait propriétaire : il enregistre ainsi le morceau Marbletown chez lui dans un home studio, qui sera précurseur du futur British Grove, véritable laboratoire sonore pour Mark, et son acolyte Guy Fletcher. En 2007, Kill to get crimson sera le premier album entièrement produit aux studios British Grove.
Mais entre ces 2 opus, Knopfler et ses musiciens s’offrent un intermède en Californie, à Malibu exactement, dans les studios mythiques de Shangri-La.
Un studio mythique
Si Shangri-La est tant renommé, c’est parce qu’il a été conçu à l’initiative du groupe The Band en 1975, et qu’il a vu depuis passer des pointures, dont entre autres :
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The Band : Northern Lights – Southern Cross (1975) The last waltz (1976)
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Eric Clapton : No reason to cry (1976)
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Bonnie Raitt : Green Light (1982)
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A partir de 1985, le studio reste dans une relative léthargie due à une sous-activité manifeste. Il reprendra du poil de la bête à parti de 2006 et verra revenir des artistes renommés :
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Keb’ Mo’ : Suitcase (2006)
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Metallica : Death Magnetic (2008)
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Gossip : Music for Men (2009)
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En 2011, le producteur Rick Rubin rachète le studio qui redevient un des lieux de référence au monde pour enregistrer des disques.
Peut-on dire que la venue de Mark Knopfler en 2004 a aidé à relancer la machine ? Il y a de fortes chances. En tous les cas, l’ex-leader de Dire Straits utilise au maximum les possibilités du studio, privilégie l’enregistrement live, et en analogique, ce qui donne cette couleur organique et chaleureuse. Un parfum de plage californienne, à l’instar du thème du morceau-titre
L’album chanson par chanson
1. 5:15 A.M.
L’album débute sur une superbe ballade, inspirée par un fait divers de règlement de comptes entre gangs. La Les Paul 58 n’a jamais aussi bien sonné.
2. Boom, Like That
Le single nous conte l’histoire de Ray Croc, fondateur de la chaîne McDonald’s. Toujours à l’aise dans ses portraits aiguisés, Mark Knopfler distille des clins d’œil, des allusions, et avait l’habitude de présenter le morceau en concert comme “une chanson sur le fast-food”. Sur les 4 guitares présentes, il en joue 3 : le solo sur la Les Paul 58, une rythmique avec le riff de fin de refrain sur Telecaster, et l’autre rythmique sur la Silvertone, comme on peut le voir dans le clip :
3. Sucker Row
Encore une petite merveille de composition, douce et feutrée, avec une guitare au son et au style instantanément reconnaissables
4. The Trawlerman’s Song
Une chanson de pêcheur comme Mark les affectionne. C’est la Les Paul 58 qu’on entend sur le lead. Mais dans une interview, Mark expliquait qu’il s’agissait de la “Jurassic” Strat de 1954. On pourrait penser à une simple erreur de sa part. Mais, quand on sait qu’il a joué ce morceau sur la Strat ’54 en live en 2005 et 2006, on peut se demander si en studio, il n’avait pas également essayé plusieurs prises, dont une avec cette guitare ?
5. Back to Tupelo
Un hommage à Elvis, écrit du point de vue du Colonel Parker, son manager intransigeant, sur la période du début des sixties, quand le King a commencé à céder aux sirènes d’Hollywood…justement sous la pression de Parker. Encore la Les Paul à l’honneur.
6. Our Shangri-La
Le morceau-titre est une magnifique évocation sonore du soleil couchant sur les plages de Malibu. On ferme les yeux et on y est. Cette fois c’est bien la Strat ’54, avec un jeu au mediator, dans le plus pur style Hank Marvin. Côté texte, Mark évoque un paradis simple, au quotidien, à portée de main. Mais il a aussi écrit certaines paroles juste après son accident de moto en 2003 (qui avait vu la tournée annulée) et il a craint un moment de ne plus pouvoir rejouer un jour de la guitare :
“We may never love again to the music of guitars”
7. Everybody Pays
Même son, même style de jeu, même tonalité. Les 2 morceaux semblent presque s’enchaîner naturellement. A la différence que le thème est ici plus obscur, comme c’est souvent le cas chez Knopfler. Certains y on vu une métaphore de sa relation compliquée avec son frère David. A chaque écoute de la phrase de fin du solo de guitare du milieu, je ne peux m’empêcher de penser à la mélodie de Pavane de Fauré.
8. Song for Sonny Liston
Le portrait d’une légende de la boxe. L’unique fois à ma connaissance dans sa discographie où Mark joue en “power trio”. Jouée sur une guitare EKO 700, la version studio ne s’écarte jamais du riff monotone. Il faudra attendre les versions live pour que la Les Paul explose littéralement dans un solo, différent chaque soir.
9. Whoop De Doo
Après Boom, like that et Everybody Pays, 3ème clip vidéo qui donne à voir les musiciens en studio. Ballade jazzy et paroles ironiques pour ce morceau, plus subtil qu’il n’y parait.
10. Postcards from Paraguay
Ambiance sud-américaine sur un texte une fois encore caustique, à propos des producteurs qui s’enfuient avec la caisse. La guitare utilisée est la Teisco Spectrum, la même que celle jouée sur True love will never fade. Les arrangements prendront une couleur encore plus andine en 2007-2008 avec la flûte de John McCusker.
11. All That Matters
Un texte simple pour une ode à l’amour familial quotidien. Atmosphère folk et instruments acoustiques. Richard Bennett joue en lapseel sur sa National Tricone.
12. Stand Up Guy
Voyage au temps des charlatans de l’ouest du 19ème siècle. Mark joue sur la silvertone, Richard à nouveau en lapseel sur sa National Tricone.
13. Donegan’s Gone
L’hommage de Mark au roi du skiffle, et son idole quand il était adolescent : Lonnie Donegan. Mark joue en slide, ce qui à l’époque de 2004 est extrêmement rare pour lui : jusque là, il n’avait utilisé cette technique que sur Water of love en 1978, The man’s too strong en 1985, et l’intro de Money for nothing en 2001. Depuis, il a enregistré beaucoup plus de morceaux en slide, et est même passé de la Danelectro DC à la Strat 1964.
14. Don’t Crash the Ambulance
L’album se termine sur une ambiance crépusculaire, sur fond de paroles sarcastiques : la moquerie d’un échange entre les Bush, père et fils. Mark joue à nouveau sur la Silvertone, et Jim Cox joue simultanément de l’orgue Hammond et de l’harmonica, sur la même prise (comme il l’explique dans le documentaire, disponible en DVD sur l’édition limitée).
Bonus Track : Summer of Love
On avait pu entendre un extrait de ce morceau bonus dans le documentaire. La chanson sort en intégralité en face B du single Boom, Like That. Elle est même ressortie en version légèrement rallongée et remixée, sur la chaîne YouTube officielle, il y a 2 ans. C’est Richard Bennett qui joue le lead sur une Gretsch 6120. Guy Fletcher joue des bongos.
One Take Radio Sessions
A chaque album, Mark Knopfler a toujours assuré une promo radio et télé (même si au cours des dernières années la tendance va plutôt vers le minimum syndical), mais la particularité de celui-ci est que des sessions radio ont été éditées en CD :
d’abord sous la forme de bonus tracks au single The trawlerman’s song, puis un EP One take radio sessions, publié par Warner en 2005. Le livret indique “Live from Shangri-La Studios”.
8 titres de l’album + Rüdiger, joués live en studio, donc. Pas de révolution dans les arrangements, si ce n’est qu’on sent poindre l’envie de sortir un solo sur Song for Sonny Liston (c’est en tournée que cette envie aboutira réellement), que Boom, Like That voit l’ordre de ses paroles chamboulé et un son de clavier un peu cheap sur le riff, et que Rüdiger trouve une seconde jeunesse avec un jeu et un chant tout en retenue mélancolique.
C’est à ma connaissance la seule édition officielle d’un live radiophonique dans la carrière de Mark Knopfler. Je veux dire un live enregistré expressément pour la radio, le Live at the BBC de 1978 (sorti en 1995) étant plus un concert en salle, enregistré puis rediffusé par la BBC.
Un peu comme le fameux ExtendedDancEPlay de Dire Straits sorti en 1982, cet EP de Mark Knopfler, le seul de sa carrière solo, constitue un item collector et incontournable pour tout fan de l’artiste.
L’album en tournée(s)
► Ma chronique du concert du 5 avril 2005 à Lyon
Shangri-La a été plutôt bien exposé en tournées. Les 2/3 de l’album (9 titres sur 14) ont été joués sur scène, et plusieurs morceaux sont restés dans la setlist pendant plusieurs années.
Boom, Like That
Le single n’a été joué que sur la tournée 2005. Parmi les 3 guitares de la version studio, Mark a choisi la Silvertone et une pédale overdrive Hotcake (pas courant chez lui) pour les solo, et qu’il laissait enclenchée sur le dernier couplet.
Donegan’s gone
Mark a présenté cette chanson en avant-première au concert hommage à Lonnie Donegan, le 21 juin 2004, soit 3 mois avant la sortie de l’album. Il l’a ensuite jouée a plusieurs reprises, en 2005, 2006, 2007, 2011.
A partir de 2007 il joue en intro un extrait du célèbre Dark was the night cold was the ground de Blind Willie Johnson, morceau qui a servi d’inspiration à Ry Cooder pour son thème principal de la B.O de Paris, Texas.
Il reprend la même idée en 2011, mais énorme différence par rapport aux tournées précédentes, il joue le morceau debout ! Pour chacune des tournées, la guitare utilisée est la même que sur la version studio : la Danelectro DC
Our Shangri-La
Le morceau titre a été magnifié en concert : la coda avec le dialogue guitare-clavier en 2005, puis guitare-clavier-violon en 2006 est une pure merveille. La version du live Real Live Roadrunning avec Emmylou Harris fait partie de mes préférées. La deuxième voix d’Emmylou, le violon de Stuart Duncan, l’orgue de Matt Rollings, et bien sûr la guitare de Mark, tout est parfait.
Chose étonnante : en 2005, Mark jouait le morceau aux doigts, et non au mediator comme sur la version studio et sur les tournées suivantes :
Mark a continué à jouer cette chanson après la tournée Shangri-La : en 2007 pour la promo de Kill to get crimson (sur une Stratocaster signature), en 2008 pour la tournée du même album (sur la Stratocaster 1954), en 2013 pour la tournée Privateering (sur une Stratocaster signature), et en 2015 pour la tournée Tracker (retour de la Strat ’54). Un des rares morceaux de sa carrière solo qui a survécu à 4 tournées.
Song for Sonny Liston
Alors que la version studio ne déborde à aucun moment du riff, et reste droite de bout en bout, les versions live de ce blues rugueux ont cassé la monotonie du morceau par un solo quasiment différent à chaque soir, même si on retrouve une ossature de base récurrente. Une des versions où je trouve qu’il sort le plus de son schéma habituel est celle de Manchester 2006 :
Song for Sonny Liston a été joué en 2005, 2006, 2007, 2009, 2011 (debout, et sur une Les Paul bleue), et 2013 (toujours debout, mais sur une autre Les Paul, qui n’est pas la 58, peut-être la resisue de 84 ?). Un morceau qui au départ ne payait pas de mine sur l’album, et qui est devenu un cheval de bataille en concert, sans toutefois faire l’unanimité dans le public, certaines personnes le trouvant rébarbatif. Pour ma part, j’aime le côté brut du morceau, sans fioritures, même si j’avoue la plupart du temps aller directement au solo pour y entendre les particularités du soir en question.
Postcards from Paraguay
Encore un morceau qui s’est développé en live. Alors qu’il n’a pas été joué sur la tournée qui a suivi l’album en 2005, il est ressorti en 2007 pour les prestations promo de Kill to get crimson.
Puis en 2008, la flûte de John McCusker lui a tout de suite apporté une couleur andine :
Après une absence sur 2 tournées (2010 et 2011), retour en 2013 avec une intro servant de prétexte à la présentation des musiciens :
Même arrangement en 2015, puis métamorphose pour cette dernière tournée en 2019 : l’apport de cuivres lui donne un côté mariachi et on remonte de l’Amérique du sud vers l’Amérique Centrale, avec une couleur entre Mexique et Cuba :
Un morceau que Mark a su revisiter à plusieurs reprises, pour lui garder toute sa fraîcheur jusqu’à cette dernière tournée.
Back to Tupelo
Cet hommage à Elvis n’a été joué que sur 2 tournées : tout d’abord en 2005 dans un arrangement similaire à la version studio, mais avec Guy Fletcher à la 3ème guitare, celle tenue par Richard Bennett sur l’album, ce dernier jouant la partie acoustique de Mark
Puis en 2013, dans une version sensiblement différente, avec plus d’emphase dans les claviers et le solo de guitare, et une position debout pour Mark
The Trawlerman’s Song
Cette chanson n’a été jouée qu’au début de la tournée 2005, en Australie, et a été supprimée de la setlist pour les concerts européens.
Elle a été jouée une dernière fois au concert de charité à Boothbay en septembre 2006. A chaque fois, Mark a utilisé la Strat ’54, en lieu et place de la Les Paul 58 qui figure sur la version studio
All that matters
Cette ballade folk a été jouée sur la tournée 2005, la tournée 2006 avec Emmylou Harris, et au concert de Boothbay en septembre 2006. Richard Bennett y joue en lapsteel sur sa National Tricone. Le duo de voix avec Emmylou en 2006 est très beau, mais Guy Fletcher s’en sortait très bien aussi en 2005.
5:15 A.M.
Ignoré lors de la tournée de l’album en 2005, le morceau refait surface en 2013 pour la tournée Privateering. Mark remplace la Les Paul par la Strat, et Richard prend le lead, pour un tempo légèrement plus rapide, et une ambiance un peu plus soutenue que l’original.
Ces nombreuses reprises en live semblent montrer un attachement particulier de Mark pour cet album.
Qui sait, peut-être qu’aujourd’hui, après la fin de sa (dernière ?) tournée, a-t-il eu une pensée pour ce disque, sorti il y a tout juste 15 ans.
Merci pour cette publiciation encore une fois interessante et instructive au possible. Il s’agit ici d’un album que j’aime beaucoup et j’ai appris beaucoup de chose sur chaque chanson. Une question me vient à propos de Everybody pays, « certains y ont vu une métaphore avec sa relation avec son frère David ».. parce que les deux frères seraient encore « en froid » ? Sacrés têtes d’écossais ces Knöpfler 😉 Et puis j’ai voulu essayer de faire la relation entre « Pavane » de Fauré et EP… et effectivement j’y ai entendu quelques ressemblances mais jamais cela ne me serait venu spontanément à l’esprit. Enfin, une fois de plus tu nous a régalé de ton savoir, Merci beaucoup Jean-François de nous procurer autant de plaisir
oui ils sont toujours en froid ça c’est sûr. C’est par exemple une des raisons pour lesquelles je pense Mark n’a pas souhaité se rendre au RnR Hall of Fame en 2018.
David a dit qu’ils ne se voient plus qu’aux enterrements…
Pour Pavane, c’est vraiment la toute fin du solo, juste quelques notes 🙂