Quand on pense Mark Knopfler ou Dire Straits, le jazz n’est certainement pas le premier style qui vient à l’esprit. Et pourtant… Première chronique d’une série sur les différents styles abordés par le guitariste.
Mark Knopfler est surtout connu pour ses influences blues et country. Mais ça ne l’a pas empêché de distiller quelque couleurs jazzy dans son jeu au cours de sa carrière. Le premier tube de Dire Straits ne s’appelle-t-il pas Sultans of swing ? Un titre qu’on aurait pu imaginer joué façon swing justement, en ternaire. Certains en ont eu l’idée, et il faut reconnaître que ça sonne plutôt bien. Mais le leader des Straits a préféré insuffler le jazz dans sa musique par petites touches, quelques notes subtiles égrenées ça et là. Et en avançant dans l’âge, force est de constater que c’est une influence de plus en plus audible. Revue de détails des différents morceaux “jazzy” de la discographie de Mister Knopfler.
Sommaire
AVEC DIRE STRAITS
1978 : Premier album
Sultans of swing
Certes, le premier hit de Dire Straits n’a rien d’un morceau jazz dans sa forme musicale. Mais il fait référence à un groupe amateur croisé par les frères Knopfler dans un pub londonien et répondant au sympathique patronyme de “Sultans of swing”. Les paroles parlent de jazz, de cuivres, de trompette, et d’un groupe à l’opposé du rock’n’roll. En 1996, pour sa première tournée solo, Mark Knopfler laissera le pianiste Jim Cox improviser un long passage qu’on pourrait qualifier de légèrement jazzy (à partir de 7:25)
1982 : Album Love over gold
Badges, Posters, Stickers and T Shirts
En 1982, Mark Knopfler s’intéresse vivement au livre de Mickey Baker qui détaille tous les accords : Mickey Baker’s Complete Handbook for the Music Arranger. Il y puise son inspiration pour arranger les morceaux de l’album qu’il est en train d’enregistrer : Love over gold. On le voit aussi au piano, sans doute pour expérimenter des nouvelles approches harmoniques, notamment la “root note” (note de base de l’accord), qu’on perçoit forcément différemment au clavier que sur le manche d’une guitare.
Même si l’album comporte quelques touches jazzy avec certains accords de Private Investigations, ou le final du morceau-titre, avec son solo de vibraphone et marimbas par Mike Mainieri, la tendance globale lorgne plutôt vers le progressif, en de longues plages instrumentales à couleur pop-rock.
Mais un titre sort clairement de cette ambiance, et reste à ce jour le morceau le plus jazz de la discographie de Dire Straits : Badges, Posters, Stickers and T Shirts ne figure pas sur l’album, mais sort en face B du single Private Investigations, puis en bonus track du EP ExtendedancEPlay
1985 : Album Brothers in arms
Your latest trick
Dans la continuité de Love over gold, l’album suivant Brothers in arms poursuit dans les arrangements peaufinés, et la production léchée. La tonalité générale sonne bien évidement “so eighties” avec des couleurs entre rock-FM et ambiances lounge feutrées de clubs en fin de soirée. Les frères Michael et Randy Brecker (respectivement saxophone et trompette) apportent une touche indéniablement jazzy sur The latest trick et la voix mi-parlée mi-chantée de Mark renforce cette atmosphère nocturne.
Les versions live de 1986 à la guitare Gibson 1/4 d caisse cordes nylon, celles de 1991-1992 à la Gibson Super 400, et enfin celles en solo de 2015 ou 2019, à la Gibson Les Paul, renforcent encore plus cette couleur jazzy au morceau.
1991 : Album On every Street
Fade to black
Encore un climat de soir pluvieux ou de bar enfumé. Knopfler marmonne plus qu’il ne chante, et sa guitare Gibson Super 400 pleure pour lui, rejointe par la Pedal Steel de Paul Franklin.
Fade to Black a été joué sur quelques dates de la tournée 1991-1992, mais une version en 2000 durant la promo de son album solo Sailing to Phildadephia a donné l’occasion à Mark Knopfler d’accentuer encore un peu plus ce coté jazzy ténébreux avec la Les Paul 58, et Bobby Valentino au violon plaintif.
My parties
Pas franchement jazz, mais avec son thème récurrent au saxo, sur un rythme ternaire, cette satire ironique des soirées mondaines sort du style pop-rock
A ma connaissance, l’album On every street est le seul album de Dire Straits où figure du rythme ternaire, avec Fade to black et My parties. Le seul autre morceau du groupe en ternaire est Bernadette, composé par David Knopfler, et joué uniquement en concert, en 1979.
Planet of New Orleans
Dans ce même album, un autre morceau qui lui aussi ne peut pas être qualifié de “jazz”, mais qui célèbre la Nouvelle Orléans, ville jazzy s’il en est, et qui distille une atmopshère légèrement jazz-rock avec son duo saxophone-guitare, magnifié en live.
DANS LES MUSIQUES DE FILMS
1983 : B.O. Local hero
Boomtown (Variation Louis’ Favourite)
Pour cette variation sur le thème Louis’ Favourite (repris plus loin dans la B.O. en version folk-celtique), Mark Knopfler fait appel à Mike Brecker au saxophone (qui viendra jouer sur Your latest trick, deux ans plus tard) et une section rythmique de pointures de studio : Neil Jason à la basse, et Steve Jordan à la batterie. Mike Mainieri, déjà présent sur Love over gold, vient apporter la touche vibraphone caractéristique. Le groove chaloupé et l’ambiance lounge sort du schéma habituel de ce que produit Knopfler à l’époque.
Smooching
Ici, on est plus en terrain connu, avec le toucher emblématique du guitariste. Un son reconnaissable entre mille, et une ambiance typique qui annonce le futur Why Worry. Mais la progression harmonique, et les interventions au saxo donnent cette couleur jazzy particulière
1984 : B.O. Comfort & Joy
Joy
Le saxophone prend décidément de plus en plus de place dans les musiques de Mark Knopfler, et la basse se fait funky en diable
Comfort
Thème mélancolique, avec toujours le saxo qui mène la danse
1989 : B.O. Last Exit to Brooklyn
Tralala
Pour l’unique morceau de cette B.O. où le guitariste intervient, un shuffle swinguant avec encore du sax, joué par celui qui officie au sein de dire Straits depuis la tournée Brothers in arms : Chris White. La guitare fait une apparition discrète.
► Ma chronique de cette bande originale qui a fêté ses 30 ans l’an dernier
1998 : B.O. Metroland
Annick
Atmosphère frenchy pour ce film se déroulant entre Londres et Paris. Avec ce morceau, on se croirait presque dans une oeuvre de Jacques Tati. Le piano de Jim Cox est parfait.
A walk in Paris
Décor parisien avec ce titre aux accents à la Django. Deux morceaux du maître de jazz manouche sont d’ailleurs utilisés dans la B.O.
Down Day
Tout l’art de Mark Knopfler est dans ces ambiances où la guitare suggère plus qu’elle ne raconte
2001 : B.O. A shot at glory
Say too much
Une bande originale majoritairement à couleur celtique et plus particulièrement écossaise. Dans les gênes de Mark quand on sait qu’il est né à Glasgow. Mais le morceau Say too much offre à Chris White un beau solo avec un souffle qui sonne très Stan Getz, et l’ambiance générale lumière tamisée est “so sexy”
SUR SES ALBUMS SOLO
1996 : Album Golden Heart
Rüdiger
Sortie sur l’album Golden Heart en 1996, cette chanson est devenue encore plus jazzy à partir de 2004-2005, sur l’EP One take radio sessions (qui faisait suite à la sortie de l’album Shangri-La). La guitare s’est faite moins agressive que sur la version studio, et le piano encore plus mélancolique.
Puis de même sur les tournées qui ont suivi. Le morceau est d’ailleurs passé de position debout à position assise, et a pris place dans la partie “calme” du set.
2002 : Album The Ragpicker’s Dream
Quality Shoe
Alors que sur la version studio, le premier solo est joué à la Pedal Steel qui lui donne un côté plutôt western-swing, la version live du concert Mark Knopfler & Friends en 2002 offre à Chris White l’occasion de délivrer un solo dans un style très New Orleans
Dady’s gone to Knoxville
Là aussi, une ambiance plutôt country au départ, mais le piano puis le violon à la Grappelli, donnent tout de suite une couleur swing de l’entre-deux-guerres
2004 : Album Shangri-La
Whoop de doo
Un titre aux accords particulièrement jazzy, dans une ambiance rétro et feutrée
► Ma chronique de l’album qui a fêté ses 15 ans l’an dernier
2009 : Album Get Lucky
Monteleone
Cette douce mélopée, teintée d’arrangements classiques, ne sonne pas à proprement parler jazz. Mais la guitare dont il est question, une archtop fabriquée par le luthier John Monteleone (qui a donné son nom à la chanson), est typique des instruments utilisés par les guitaristes jazz. Le musicien et l’artisan nous en parlent dans le documentaire Guitar stories
► Ma chronique de l’album qui a fêté ses 10 ans l’an dernier
2015 : Album Tracker
Laughs And Jokes And Drinks And Smokes
Le morceau d’ouverture de Tracker vire rapidement à la ritournelle celtique, mais son intro rappelle inévitablement le riff du mythique Take five de Dave Brubeck.
► Ma chronique de l’album lors de sa sortie en 2015
2018 : Album Down the road wherever
Slow learner
Mark avoue être “lent”, et sa musique s’adapte à son âge. La voix JJ.Calienne des débuts à fait place à des intonations presque crooner. Un basso profundo qu’il cultive depuis qu’il a arrêté de fumer au début des années 2000. La trompette évoque instantanément le grand Chet Baker.
When you leave
Moins jazz dans sa forme harmonique, cette chanson n’en demeure pas moins dans la même ambiance crépusculaire. Là encore, les sonorités évoquent des grands noms, comme par exemple un Miles Davis.
► Ma chronique de l’album lors de sa sortie en 2018
“Meet & Greet”
Depuis le début des années 2000, certains concerts de Mark Knopfler bénéficient d’un avant-show où sont conviés quelques personnes triées sur le volet pour rencontrer (“meet”) et saluer (“greet”) la star qui en profite pour signer des autographes. C’est aussi l’occasion d’un petit set acoustique où sont repris des standards folk, country, swing… Sur certains morceaux, le guitariste se joint aux musiciens, une fois qu’il s’est acquitté de ses signatures et selfies avec les fans invités. La plupart du temps, il joue en rythmique, au médiator, sur une guitare type archtop, c’est-à-dire typiquement dédiée au jazz.
2006 : Real Live Roadrunning
Pour ce concert filmé à Los Angeles, à la fin de la tournée avec Emmylou Harris en 2006, l’avant-show a été enregistré, et figure dans les bonus du DVD, sorti la même année. (► chronique du concert)
2008 : Tournée Kill To Get Crimson
Un autre exemple, deux ans plus tard, durant la tournée ayant suivi la sortie de l’album Kill To Get Crimson. Filmage amateur
AVEC D’AUTRES ARTISTES
En dehors de ses disques à son nom ou avec Dire Straits, le sieur Knopfler a eu maintes occasions de se la jouer jazzy à travers ses multiples collaborations au sein d’autres groupes, ou en tant qu’invité sur des albums d’autres artistes.
1990 : Album des Notting Hillbillies
Your own sweet way
Au beau milieu de cet album tendance country-western-swing, émerge ce titre signé Knopfler au climat purement jazzy, avec shuffle ternaire.
Après les versions live de 1990 (sur la Pensa-Suhr comme en studio) et 1997 (sur la Schecter rouge !) qui restaient dans la même signature rythmique, les derniers concerts des Notting Hillbillies en 1998 et 1999 ont vu le morceau se transformer pour passer binaire, joué sur la Stratocaster de 1954 (la “Jurassic Strat”).
1990 : En duo avec Chet Atkins sur l’album Neck and Neck
Bien que cet album soit à force tendance country, les deux guitaristes ont eu à cœur d’inclure des influences jazz subtiles. Pour repérer chacun des deux musiciens, sur l’ensemble des morceaux Mark est mixé à gauche, et Chet à droite.
Tears
En grands fans de Django Reinhardt et Stéphane Grappelli, le maître country et son élève reprennent un morceau du répertoire du célèbre duo
Sweet dreams
Belle ballade à mi-chemin entre la country et le jazz
There’ll Be Some Changes Made
Toujours au carrefour du folk, country et jazz. Les deux musiciens échangent des phrases musicales, tout en plaisantant comme deux gamins. Chet raille Mark à propos de Money for nothing, tandis que le frontman de Dire Straits demande, laconique, « Quelqu’un a frappé ? »… fou-rires réciproques
I’ll See You In My Dreams
sur ce classique country, Mark délivre un solo très jazzy aux accents Django, à 00:41
2000 : Avec Chris Barber sur ses sessions Jazz Diaries
The next time I’m in town
Figurant à l’origine sur l’album Neck and Neck, avec Chet Atkins, cette chanson composée par Mark, typique ballade country, prend ici une tournure inédite, avec solos de cuivres, tellement New Orleans.
Blues stay away from me
Le blues repris par les Notting Hillbillies s’accommode très bien d’une trompette bouchée
I’ll See You In My Dreams
A nouveau une reprise d’un morceau plutôt country à l’origine, qui prend là encore des accents New Orleans
Dallas Rag
Ce classique du répertoire ragtime était déjà repris par Mark Knopfler accompagnant Steve Phillips au début des années 70, puis avec Dire Straits en 1985, et enfin par les Notting Hillbillies en 1990. Ici, une version big-band qui change des précédentes :
2012 : Avec Chris Botti sur son album Impressions
What a wonderful world
Le trompettiste américain Chris Botti a invité plusieurs artistes en duo sur son album Impressions, dont Mark, qui chante et joue sa Les Paul 58, sur cette superbe reprise du classique de Louis Armstrong.
2018 : Avec Tommy Emmanuel sur son album Accomplice One
You Don’t Want To Get You One of Those
La chanson a été composée et écrite par Mark, et offerte à Tommy pour son album constitué de divers duos, Accomplice One. L’enregistrement s’est fait en une seule prise.
Rudolph the Red-Nosed Reindeer
Enfin pour terminer, cette petite pépite de la période promo de Sailing to Philadelphia. Lors d’une émission radio au Brésil, Mark entonne Rudolph the Red-Nosed Reindeer, classique du répertoire de la culture populaire, et notamment des chants de noël.
Alors jazzy ou pas le père Knopfler ? Sans doute pas à la première écoute, mais en creusant un peu, définitivement oui.
© Jean-François Convert – Février 2020