“Last exit to Brooklyn”: une B.O. de Mark Knopfler qui sortait il y a 30 ans

Le 3 octobre 1989 arrivait dans les bacs la bande originale de Last exit to Brooklyn, un film de Uli Edel sorti la même année, et tiré du roman d’ Hubert Selby Jr. paru en 1964. Mark Knopfler y dévoilait un aspect méconnu de sa culture musicale : le classique.

Un changement radical de style

En 1989, Mark Knopfler n’en est pas à sa première musique de film. Il a déjà composé celles de Local hero en 1983, Cal et Comfort & Joy en 1984, et Princess Bride en 1987. Il a également signé un morceau pour La Couleur de l’argent en 1986.

Mais il ne nous avait jamais habitué à ce style. Les trois premières regorgeaient de parties guitaristiques, typiques du son Knopfler. Et même sur Princess Bride qui lorgnait déjà vers les arrangements avec cordes, il y avait encore de la guitare. Certes uniquement acoustique, mais qui jouait quand même la mélodie principale.

Ici, il va jusqu’au bout de la démarche d’un compositeur : faire jouer sa musique sans son intervention. La quasi-totalité de la BO est entièrement interprétée par le fidèle Guy Fletcher aux synthétiseurs mimant un orchestre classique.

Des influences claires

Le thème principal évoque inévitablement l’intermezzo tiré de l’opéra Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni. On peut même percevoir des similitudes dans certaines phrases musicales.

Le deuxième titre Victims baigne dans une ambiance digne des grandes musiques de film symphoniques à la Morricone ou Delerue période Le Mépris. On peut également y entendre des influences de Samuel Barber et son magnifique adagio pour cordes, d’ailleurs très cinématographique lui aussi, puisqu’il a illustré, entre autres, Elephant Man et Platoon.

Un sens inné de la mélodie

Ces influences n’enlèvent rien au talent de Knopfler qui s’affirme comme un mélodiste hors-pair. On le savait déjà par ses chansons ciselées, mais ici, cela transparait vraiment, comme dans le superbe A love idea, où vient se joindre le violoniste David Nolan

Pour les pointilleux soucieux de détails (comme l’auteur de ces lignes), on notera la ressemblance troublante entre une partie de la mélodie de Knopfler et la phrase musicale de Tristesse de Chopin (à 1:18 sur la vidéo ci-dessous)

Aucune volonté de ma part de sous-entendre un quelconque plagiat. Il s’agit bien évidemment d’influence inconsciente, comme c’est le cas pour tout compositeur qui baigne dans diverses cultures musicales depuis son enfance.

Cette très belle mélodie de A love idea se retrouve reprise plus lentement à la fin, et fusionnée dans le thème de départ pour aboutir à un somptueux final :

Pour une raison inconnue, le violon sur le final est interprété par un deuxième violoniste, Irvine Arditti, alors qu’on peut supposer que l’utilisation de synthétiseurs au lieu d’un orchestre était liée aux coûts, et aurait donc du limiter l’intervention de musiciens supplémentaires.

Un seul morceau joué par Knopfler

Outre ces deux violonistes, le saxophoniste Chris White (venu gonfler les rangs de Dire Straits pour la tournée Brothers in arms en 1985-86), vient prêter main forte sur Tralala, un morceau qui tranche radicalement avec le reste de l’album.

La particularité de ce titre est d’être l’unique de la BO où figure Knopfler, qui gratte timidement quelques notes.

Difficile de dire quelle guitare on entend. A l’oreille, ce pourrait être la Schecter Telecaster (position milieu), sachant que Knopfler l’avait beaucoup utilisée sur la BO de Cal. Mais la sonorité fait également penser aux micros Alnico de la Gibson Super 400, qui collerait bien avec la couleur jazzy du morceau, un peu comme sur Fade to black. Et on pourrait tout aussi bien arguer qu’à cette époque, Mark ne jurait quasiment que par la Pensa-Suhr, donc ce ne serait pas non plus étonnant qu’il l’ait choisie, un peu dans le même esprit que Your own sweet way (qui paraitra moins d’un an plus tard).

Musique pour escaliers

Le reste du disque est constitué de ce que Knopfler appelle “Downstairs music” (“la musique pour descendre les escaliers”), c’est-à-dire tous ces passages musicaux nécessaires dans un film pour renforcer l’action, appuyer un suspense, intensifier la dramaturgie.

Le synopsis du roman, et donc du film, mêle plusieurs histoires se déroulant dans le New York des années 1950. Prostituées, militants syndicalistes et drag queens y mènent une vie difficile dans un quartier de la classe ouvrière de Brooklyn. La drogue, la criminalité et la violence sont leur quotidien. Et ce sont ces thèmes qui devaient être illustrés musicalement, d’où certains titres comme Think fast, Riot, The Reckoning, As Low As It Gets, qui ont certes toute leur place dans le film, mais offrent peu d’intérêt à l’écoute seule, sans les images.

Mark Knopfler et Guy Fletcher en 89

C’est une des raisons pour lesquelles Mark Knopfler a souvent dit qu’il ne se considérait pas complètement comme un compositeur de musiques de films. On sent d’ailleurs que Guy Fletcher a dû grandement contribué aux arrangements, pour arriver à mettre en œuvre les bribes de mélodies que Knopfler devait lui chantonner ou jouer à la guitare, lui qui ne maitrise pas l’écriture sur partitions.

Le songwriter s’est souvent dit frustré dans ce genre de situation et s’est plusieurs fois fait prier pour renouveler l’exercice. Les réalisateurs ont dû insister pour le persuader de composer à nouveau sur des films comme Des hommes d’influence (1998), Metroland (1998) A shot at Glory (2001) et plus récemment Altamira (2016).

Malgré tout, il est quand même revenu récemment sur les traces de Local Hero, en composant pour la première fois de sa carrière une comédie musicale. Après une série de représentations à Edimbourg au printemps 2019, le spectacle sera donné à Londres en 2020. Preuve que même s’il a annoncé son souhait d’arrêter (ou tout du moins de minimiser) la scène, Mark Knopfler reste actif dans l’écriture et la composition. Peut-être daignera-t-il un jour rééditer ce challenge d’il y a 30 ans : faire oublier le guitariste et le parolier, pour laisser transparaitre le musicien tout court, au sens classique du terme.

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