‘Foxtrot’ de Genesis fête son demi-siècle

Le 6 octobre 1972 arrivait dans les bacs cet album de Genesis, considéré comme un des summums du rock progressif. Steve Hackett joue actuellement une tournée anniversaire.

Le rock progressif en plein essor

1972 marque la dernière ligne droite avant 1973 qui sera vraiment l’apogée du rock progressif (The Dark Side of the Moon, Tubular Bells, Selling England by the Pound, Tales from Topographic Oceans, Larks’ Tongues in Aspic…). Dans cette monté en puissance, les deux groupes hérauts du genre Yes et Genesis sortent chacun un chef d’œuvre à quelques semaines d’intervalle : Close to the Edge le 13 septembre pour Yes, et donc Foxtrot le 6 octobre pour Genesis.

Le quintet est dans sa composition la plus créative, déjà en place depuis l’album précédent Nursery Cryme : Peter Gabriel, Tony Banks, Michael Rutherford, Steve Hackett et Phil Collins.

Genesis en 1972 © DR

Une musique riche et complexe

On le sait, le rock progressif est qualifié de « musique savante », surtout par les tenants d’un rock plus primal et binaire. Et Foxtrot en est une illustration parfaite tant aucun des morceaux n’est calqué sur un schéma classique de chanson pop. À la rigueur, Time Table serait le plus proche de ce à quoi est habitué le grand public avec couplets et refrains, mais en débutant tout de même sur une intro à la couleur baroque. On peut ajouter des progressions harmoniques qui sortent de l’ordinaire en même temps qu’une très belle mélodie accrocheuse, à la fois sur le chant et sur l’instrumental.

Mais dès l’ouverture de l’album, les nappes majestueuses et la rythmique alambiquée de Watcher Of The Skies nous plongent dans l’univers très particulier de Genesis :

Get ‘Em Out By Friday et Can-Utility and the Coastliners ne sont pas en reste en termes de mélodies et métriques surprenantes. Changements de tempos ou d’accordages voire d’instruments au cours d’un même morceau, qui souvent relevaient du challenge sur scène. Il semble d’ailleurs que les compositions étaient étudiées de façon à pouvoir être reproduites en live et de ce fait ne comportent pas (ou très peu ?) d’overdubs en studio.

la pochette intérieure de Foxtrot où figure le producteur David Hitchcock aux côtés des musiciens tout comme Eddie Offord sur la pochette de Close to the Edge de Yes

Cette réflexion d’absence d’overdubs, je me l’étais déjà faite au sujet de Yes, et je la retrouve ici notamment sur Can-Utility and the Coastliners : entre 3:45 et 3:59 (sur la version studio) on n’entend plus de basse, comme si Rutherford passait des Bass Pedals (en plus du violoncelle pour lequel il est crédité) à la basse classique, et que l’enregistrement s’était fait « live en studio », alors que la basse aurait très bien pu être rajoutée en overdub. Mais ainsi, la performance live sur scène (le morceau a été rarement joué) pouvait s’exécuter à l’équivalent de la version studio. Sur ce bootleg rare, le passage en question se situe entre 5:00 et 5:15

Un univers onirique

Ces prouesses musicales accompagnent des textes parfois obscurs, souvent perchés, qui font référence à la mythologie, la métaphysique, les légendes ou la science-fiction. Les prestations toujours très théâtralisées de Genesis renforcent cette image de groupe hors des sentiers battus. Peter Gabriel notamment, par ses nombreux costumes et masques, donne à voir un spectacle autant sonore que visuel. Quand j’avais interviewé Christian Décamps en janvier 2020, il m’avait dit que Ange et Genesis avaient eu au même moment cette idée de déguisements et masques. Une idée qui avait valu à Ange d’être qualifié de « Genesis français », alors qu’il n’y avait eu aucune « copie » de l’un sur l’autre.

Comme souvent dans ce style musical, la pochette du disque se doit d’être une œuvre d’art en elle-même, et les créateurs de l’époque rivalisent d’inventivité pour illustrer cette musique foisonnante et débordant d’imagination. La pochette de Foxtrot est un véritable jeu de pistes qui renvoie aux différents morceaux de l’album. À l’instar de nombreuses autres œuvres sorties à la même période, la fresque ne s’apprécie pleinement qu’une fois l’objet déplié :

On y croise entre autres : un renard en robe sur un rocher au milieu de l’eau au premier plan, tandis qu’au lointain se revit la scène macabre du morceau The Musical Box (« the fox on the roc, and the musical box » disent les paroles de Supper’s Ready), les rivages côtiers de Can-Utility and the Coastliners, mais aussi parmi les cavaliers le lézard « qui a perdu sa queue » dans Watcher Of The Skies, ou encore les immeubles aux appartements rétrécis censés accueillir les futurs humains réduits de quelques centimètres dans Get ‘Em out by Friday, et enfin sur la plage, au bord de l’océan de Watcher Of The Skies, les « Six saints-hommes enveloppés de linceuls [qui] se déplacent lentement sur la pelouse » dans Supper’s Ready

‘Supper’s Ready’ : l’acmé de Genesis

Cette longue pièce de 23 minutes qui occupe la quasi-totalité de la deuxième face constitue LE morceau de bravoure de l’album, et de toute la carrière de Genesis, pour ne pas dire du rock progressif dans son ensemble. Le groupe avait déjà composé des chansons autour des 10 minutes sur ses deux albums précédents, mais là il concurrence ostensiblement les œuvres de ses contemporains que sont Echoes ou Close to the Edge. Sauf qu’à la différence de Pink Floyd ou Yes, Genesis découpe Supper’Ready en 7 tableaux, histoire de renforcer la dramaturgie théâtrale de cette épopée entre surréalisme et métaphysique.

Les réactions parfois incrédules du compositeur classique Doug Helvering dans son podcast The Daily Doug retranscrivent ce qu’on ressent à la première écoute de ce morceau : « Le souper est prêt », certes, mais il faut s’attendre à un menu copieux, gargantuesque, dont on ne ressort pas indemne.

Peter Gabriel raconte qu’un soir il a perçu des êtres dansant au milieu de feux follets à travers la fenêtre de son séjour et que cela lui a inspiré le début des paroles qui partent ensuite en une sorte d’épopée biblique à travers un récit de lutte entre le Bien et le Mal. La tension se cristallise au maximum lors du tableau Apocalypse in 9/8 (en référence à la métrique musicale du passage), avant le final qui évoque la Nouvelle Jérusalem

Bien qu’on ait du mal à le croire, Peter Gabriel certifie ne pas avoir pris de drogues le soir de son expérience ésotérique. Ce texte, qui n’a jamais vraiment été explicité en détail par l’intéressé, ressemble tout de même fortement à un trip sous psychotropes, en même temps qu’un rêve dans une relation à deux, une réflexion sur ce en quoi on croit, et sur ce qu’il nous reste a la fin…

Le dessinateur Nathaniel Barlam qui a illustré entre autres l’intégralité de The Lamb Lies Down on Broadway propose sur sa chaine YouTube sa lecture de Supper’s Ready :

Côté musique, le morceau est un enchevêtrement de mélodies, arrangements, rythmiques et orchestrations toutes plus impressionnantes les unes que les autres. Des trois guitares douze cordes en intro (jouées par Hackett, Rutherford et Banks) au solo électrique aérien dans le final, en passant par une métrique bancale à 9 croches dans Apocalypse in 9/8, des sonorités de Mellotron dans How Dare I Be So Beautiful?, un phrasé de guitare qui sonne comme du tapping bien avant Van Halen dans Ikhnaton and Itsacon and Their Band of Merry Men, des harmonies vocales dignes des Beach Boys dans Willow FarmSupper’s Ready est aussi un festival musical en même temps qu’un manifeste de poésie débridée. Lewis Caroll mis en musique par la « fine fleur » du prog-rock british… « A flower ? »

© Denys Legros

Mais on oublie parfois que cette deuxième face de Foxtrot contient un autre morceau, dont la simplicité est l’exact opposé de l’extravagance de Supper’s Ready.

‘Horizons’, la pépite cachée

Lorsqu’à l’époque on retournait le disque pour jouer la deuxième face, on ne démarrait pas immédiatement sur la longue pièce épique, comme c’était par exemple le cas avec Echoes. Avant de plonger dans les 23 minutes tourbillonnantes de Supper’s Ready, on se délassait d’abord au son du doux Horizons. Le calme avant la tempête.

Composée par Steve Hackett, cette pièce à la guitare classique est un petit bijou mélodique et harmonique. À chaque écoute, son début de thème en arpèges me fait penser au prélude de la Suite pour violoncelle n° 1 en sol majeurBWV 1007 de Jean-Sébastien Bach (1720). Au-delà du fait qu’Horizons revêt pour moi un caractère très personnel puisqu’il a accompagné une étape importante de ma vie, il est un des morceaux les plus demandés et les plus applaudis lors des concerts de Steve Hackett :

Steve Hackett en tournée pour les 50 ans

Et ce même Steve Hackett célèbre justement les 50 ans de Foxtrot dans une tournée actuelle où il joue l’album en intégralité. Le guitariste a toujours eu a cœur de faire vivre la musique de Genesis, même après son départ du groupe en 1977. Il asorti un album Genesis Revisited en 1996, et sa suite Genesis Revisited II en 2012, deux disques dans lesquels il réarrange les morceaux du groupe. Après sa dernière tournée qui reprenait la setlist de Seconds Out, il vient de débuter une tournée anniversaire pour le cinquantenaire de Foxtrot, comme nous l’explique cet article de Northern Life Magazine :

La tournée a débuté le 9 septembre à Swansea, et plusieurs vidéos circulent déjà sur YouTube. Espérons qu’un live officiel sortira, de la même façon qu’il y en a eu un pour la tournée liée à Seconds Out, sorti le 2 septembre.

Et surtout, j’espère vivement que le guitariste passera par la France pour que je puisse enfin aller le voir sur scène, je n’avais pas pu lors de sa venue en juillet 2018… à Lyon !

Ce serait la plus belle façon pour moi de fêter le demi-siècle de cet album incontournable de Genesis, et de la musique pop-rock en général. Foxtrot, un joyau musical qui sortait il y a tout juste 50 ans aujourd’hui.

© Jean-François Convert – Octobre 2022

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