Le 21 novembre 1975 arrivait cette bombe qui reste encore aujourd’hui un album de référence dans l’histoire du rock.
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La quintessence de Queen
En 1975, Queen n’existe pour le public que depuis deux ans, mais a déjà sorti trois albums, dont le précédent Sheer heart attack (► chronique de l’album) annonçait les prémices de ce style flamboyant qu’on allait retrouver sur A night at the opera. Ce disque représente la quintessence de Queen à mon goût : le mélange de hard-rock, de lyrique, de musique des années folles avec ce côté dandy, des accents glam et prog, et même de folk et de pop, des harmonies vocales incroyables, et des orchestrations à tomber par terre, pourtant sans aucun ajout de musiciens extérieurs.
Se situer au croisement des Beatles, Beach Boys, Led Zeppelin, T-Rex, Hendrix, Yes… et de l’opéra… ça pouvait sembler irréaliste, mais Queen l’a fait.
Embed from Getty ImagesPhoto de promotion de l’album
Un titre, une pochette, un symbole
Bien qu’il n’existe pas d’information le confirmant, on peut penser que le projet de départ du groupe était de faire un double album, tant le suivant, A day at the races, semble être la deuxième partie d’un diptyque cohérent. Des chansons qui se répondent musicalement (’39 et Long away, The Prophet’s song et White man, Seaside rendez-vous et Good Old-Fashioned Lover Boy, You’re my best friend et You and I, Love of my life et Take my breath away, ou encore Bohemian Rhapsody et The millionaire waltz), deux titres tirés des films des Marx Brothers (qui vaudra une anecdote cocasse avec Groucho Marx), et deux pochettes en miroir positif-négatif.
Le logo du groupe est apparu dès le premier album, mais a vraiment pris sa place sur Sheer heart attack. Ici il trône carrément sur la pochette. Cet emblême est directement inspiré des Armoiries royales du Royaume-Uni et arbore en son centre le logo du groupe, un Q stylisé, autour duquel se trouvent deux fées (le signe zodiacal de Freddie Mercury est Vierge) et deux lions (signe zodiacal de Roger Taylor et de John Deacon) et surmonté d’un crabe (Brian May est Cancer) et d’un cygne, le tout sur un fond blanc. A Day at the Races présente une composition similaire, mais tout de même différente, sur un fond noir.
Je trouve que cette image symbolise parfaitement la musique de Queen et en particulier cet album A night at the opera : un mélange foisonnant et coloré de différents styles, tout en formant un ensemble homogène et unifié.
Une large palette musicale
Difficile de classer la musique de Queen. L’album débute sur une intro au piano, digne des compositeurs classiques, Chopin ou Liszt, puis embraye sur un rock lourd, avec un texte à charge contre Norman Sheffield, l’ancien producteur et manager du groupe (même si les membres ont toujours démenti). La couleur hard-rock se retrouve distillée tout au long de l’album avec I’m in Love with My Car, de Roger Taylor, et Sweet lady de Brian May.
Mais c’est la force de Queen, le groupe ne se cantonne jamais au simple riff efficace. Il tisse des arrangements peaufinés, notamment dans le soin apporté aux harmonies vocales et aux mélodies. Mercury et Deacon en particulier ont souvent exprimé leur admiration pour les Beach Boys, et You’re my best friend, écrit et composé par le bassiste, est un petit bijou pop, qui est d’ailleurs sorti en deuxième single et a bénéficié d’un clip vidéo :
Cet attrait pour la pop sixties trouve aussi un point commun avec Paul McCartney qui adore, entre autres, la musique des années 20 (que Lennon abhorrait et qualifiait de « musique de grand-mère »). Ainsi, When I’m sixty-four ou Honey Pie trouvent leurs dignes successeurs dans Lazy on a Sunday afternoon et Seaside rendezvous.
Mercury est comme un poisson dans l’eau avec cette atmosphère rétro et son personnage de dandy décadent. Pour créer un effet d’écho à sa voix sur Lazy on a Sunday afternoon, il chante dans un seau. Et l’ajout d’une égalisation adéquate donne ce son type gramophone au charme désuet. Pour Seaside rendezvous, Freddie et Roger imitent vocalement un orchestre dixieland, respectivement les vents et les cuivres :
Mais même si cette ambiance « belle époque » reste le domaine qu’affectionne particulièrement Freddie Mercury, Brian May n’est pas en reste en composant et interprétant Good company, aux allures de charleston. Ici, le trombone, la trompette bouchée ou la clarinette sont imités par les guitares, indiquées sur les notes de pochette comme le « guitar jazz band ». Par ailleurs, May s’accompagne au ukulélé (de marque Aloha et fabriqué au Japon, est-il précisé en dessous des paroles), ce qui donne cette couleur hawaïenne de l’entre deux-guerres :
Science-fiction et mysticisme
Et le guitariste ne se contente pas d’aligner les parties de six-cordes ciselées. Il se partage à quasi égalité les compositions avec Mercury : ce dernier signe 5 titres, Taylor et Deacon chacun 1, et May en écrit 4, plus il réarrange God save the Queen. Outre Good company et Sweet lady évoqués plus haut, il écrit et compose deux morceaux singuliers : ’39 et The prophet’song.
Le premier se présente comme une ballade folk aux accents dylaniens, avec John Deacon à la contrebasse. Mais c’est le texte qui surprend : inspiré par un récit d’Hermann Hesse, il raconte une histoire de science-fiction dans laquelle le narrateur quitte sa famille pendant un siècle et revient en n’ayant vieilli que d’un an. Thèse connue sous le nom de paradoxe des jumeaux de Langevin, qui explique que si on voyage dans un véhicule se propageant à une vitesse proche de celle de la lumière, on vieillit moins rapidement. Il n’est pas étonnant qu’un tel sujet ait intéressé Brian May, thésard en astrophysique jusqu’à 1974, année où il a abandonné ses études pour se consacrer pleinement à la musique. Il a repris la soutenance de sa thèse en 2007, et a obtenu son doctorat le 23 août de cette même année.
Les paroles sont considérées comme une métaphore de l’angoisse du guitariste à être séparé de sa famille en raison de sa carrière.
Le clip vidéo de la chanson est illustré par des images des missions Apollo. En concert, pas de guitares harmonisées bien sûr, et John Deacon jouait sur une basse électrique à la différence de la version studio. Roger Taylor et Freddie Mercury, quant à eux, assuraient pleinement leurs parties vocales célestes.
L’autre morceau est l’épique Prophet’song, le plus long de l’album, avec une durée de plus de 8 minutes. Brian May y joue du koto, cet instrument japonais à cordes pincées, se jouant à plat. Ici, le guitariste utilise un modèle jouet pour enfants. Les paroles évoquent l’arrivée d’un prophète « que les humains devront écouter s’ils veulent sauver la Terre ». Une atmosphère biblique renforcée par l’interlude a cappella, véritable prouesse à la fois vocale et technique.
Ces chœurs en canon sont en effet obtenus par un procédé d’écho à bande que Brian May utilisait à l’origine pour sa guitare. On l’entend par exemple sur le solo de Brighton Rock. Mais grande nouveauté, le groupe décide de l’appliquer à la voix de Mercury. Celui-ci chante donc en canon avec lui-même, par le truchement de l’effet. Une performance en studio qui n’a pas toujours été reproduite en live avec la même perfection.
A travers ce type de morceau, Queen s’aventurait clairement vers le rock progressif. Mais plus encore, le groupe affichait également une inspiration issue de la musique classique.
Hard-rock et classique
Outre l’hymne britannique qui clôt l’album, deux morceaux offrent une parfaite osmose entre pop-hard-rock et musique classique : Love of my life, et l’inénarrable Bohemian Rhapsody.
Le premier se présente de prime abord comme une ballade sentimentale, qui aurait été écrite pour Mary Austin, la petite amie de Freddie Mercury à l’époque. Ce dernier s’accompagne au piano. Mais plutôt que de rester dans une facture de chanson pop classique, le groupe fait preuve une fois de plus d’innovation sonore. Brian May joue de la harpe, instrument peu commun dans la musique populaire ou le rock, et il fait sonner sa guitare électrique comme un violoncelle ou une flûte. Quand un groupe de hard-rock se la joue musique de chambre… il n’y a que Queen qui pouvait oser.
En concert, la chanson est dépouillée de tout ornement superflu. Brian May accompagne seulement à la guitare douze cordes, et le public chante d’une seule voix. Frissons garantis
Et puis l’autre morceau qui mêle rock et classique… le sublime, le magnifique, le grandiose, l’incommensurable Bohemian Rhapsody. Que dire qui n’ait déjà été dit sur cette symphonie rock baroque ? Certains peuvent le trouver boursouflé, grandiloquent, pompeux… mais c’est justement toute la démesure de Queen qui transpire dans cette pièce unique de près de 6 minutes.
Personnellement je trouve que tout est parfait dans cette chanson : la construction dramatique, le cocktail explosif des genres musicaux, la mélodie, les solos de guitare, le travail sur les voix, les trouvailles harmoniques… la liste est trop longue. Même le clip vidéo était novateur à l’époque avec ses effets de larsen vidéo qui démultipliaient les chanteurs, retranscription à l’image de ce qui avait été fait en studio (à noter que sur le clip, John Deacon mime le playback, alors qu’il ne chante pas sur l’enregistrement)
L’histoire a été maintes fois rapportée : afin de reproduire un chœur d’opéra, Freddie, Brian et Roger ont enregistré, et réenregistré et réenregistré encore et encore leurs voix, en empilant des couches de re-recordings (« overdubs »), si bien qu’à la fin la bande commençait à devenir transparente, et menaçait de perdre sa couche chimique qui imprime le son (en schématisant grossièrement). On peut voir ce processus dans le film qui porte le nom de la chanson.
► Ma chronique du film Bohemian Rhapsody
Le résultat obtenu est phénoménal et était bien sûr impossible à reproduire en concert, si bien que le groupe qui a toujours refusé le playback sur scène, s’éclipsait en coulisses durant la partie opéra, pour mieux revenir à la fin avec le riff hard-rock devenu culte :
On peut être réticent à ce trop plein de lyrisme, à cette emphase trop prononcée. En ce qui me concerne, j’aime autant le rock brut et dépouillé, que celui à l’architecture complexe et travaillée. De même qu’en classique, je peux être ému par une pièce au piano seul ou avec une simple guitare, et en même temps être transporté par un orchestre philharmonique. C’est pareil pour la pop ou le rock. Et dans le cas de Queen, cette oeuvre magistrale que constitue A night at the opera m’emporte littéralement dans un tourbillon à chaque écoute. Un tourbillon magistral sorti il y a tout juste 45 ans aujourd’hui.
© Jean-François Convert – Novembre 2020
A Night at the Opera était l’un des albums les plus chers (au moment de son enregistrement). Je pense toujours A Day at the Races est tout aussi bon. Peut-être que Queen, s’ils étaient là maintenant, l’aurait peut-être publié sous forme de coffret de 2 disques. Album incroyable en tout cas !
oui. je vois également les deux albums comme un diptyque
« A day at the races » fêtera les 45 ans de sa sortie le 10 décembre prochain. Chronique à suivre !