Le 24 avril 2006 sortait ‘All the roadrunning’, un album enregistré par le duo inédit Mark Knopfler et Emmylou Harris.
Sommaire
Un duo pas prévu au départ
A la différence de l’album Neck and neck avec Chet Atkins en 1990 où Mark avait expressément émis le souhait d’enregistrer un disque avec son mentor (suite à plusieurs collaborations les années précédentes), ce All the roadrunning avec Emmylou Harris a vu le jour de façon un peu fortuite. Les deux artistes se sont croisés pour la première fois en 1987, justement pour le show Chet Atkins & friends. Comme quoi, pas de hasard. Puis Mark a invité Emmylou lors des sessions à Nashville pour son album Sailing to Philadelphia, qui se sont étalées sur 3 ans : de 1998 à 2000. La chanteuse devait figurer sur un des nombreux duos du disque, tout comme Van Morrison, James Taylor, Gillian Welch… sauf que l’alchimie a dû être encore meilleure avec ces deux-là puisqu’ils ont enregistré deux titres : Donkey Town et Red staggerwing. Mark décide donc de les mettre de côté.
Ils se retrouvent en 2001 sur l’album hommage à Hank Williams Timeless. Ils interprètent Alone and forsaken et Lost on the river. Puis au fil des années, entre tournées et sorties d’albums, les deux artistes se retrouvent régulièrement, essentiellement quand Mark passe par Nashville. Et ils enregistrent petit à petit ce qui va constituer la matière d’un album entier. On en entend parler à plusieurs reprises entre 2000 et 2005, mais ça reste une arlésienne, au point que les fans finissent par l’oublier.
Et puis à la fin de l’année 2005 sort la compilation Private investigations couvrant la période Dire Straits ainsi que la carrière solo de Mark. Et on y trouve le futur morceau-titre All the roadrunning, avec une mélodie qui n’est pas sans rappeler le traditionnel Lily of the west (que Mark a enregistré avec les Chieftains en 1995). Ça y est, cette fois l’album est annoncé officiellement. Après des années d’attente, le projet est enfin finalisé.
Un disque très attendu et à la fois presque surprise
Comme on ne l’attendait plus, on est presque surpris à l’annonce de cet album. On avait été habitué au cycle des deux ans depuis 2000 : Mark Knopfler sortait un album en septembre, en faisait la promo à l’automne, puis partait en tournée au printemps suivant jusqu’à l’été, et on attendait l’année suivante pour que ça redémarre. Ce schéma est reproduit trois fois pour Sailing to Philadelphia (septembre 2000 puis tournée en 2001), The ragpicker’s dream (septembre 2002, puis tournée prévue en 2003, mais annulée suite à l’accident de Mark en moto), et Shangri-La (septembre 2004, puis tournée en 2005).
Aussi, à la fin de l’année 2005, la plupart des fans s’attend à devoir patienter jusqu’à septembre 2006 en suivant la logique des disques précédents. C’est donc une très agréable surprise de voir sortir un nouvel album de Mark en avril, suivi d’une tournée !
Le morceau-titre entendu sur la compilation fin 2005 laisse entrevoir les thèmes de la route, de l’errance, du voyage. Et forcément avec Emmylou Harris, on s’attend à une couleur plutôt country, qui colle avec ces thématiques. Mais ce serait sans compter la patte inimitable de Mark Knopfler qui va intégrer cet album complètement dans son style. Autant Neck and neck et les Notting Hillibillies avaient été des parenthèses dans le parcours du guitar hero qui n’était pas encore réellement délivré de Dire Straits, autant ce disque en duo avec Emmylou Harris s’inscrit pleinement dans sa discographie solo, et s’enchaine de façon parfaitement homogène entre Shangri-La (2004) et Kill to get crimson (2007). Même s’il ne signe pas l’intégralité des titres, tout l’album sonne plus knopflerien que jamais, et reste parmi mes favoris de sa période solo.
L’album chanson par chanson
Beachcombing
L’album s’ouvre sur une ballade up-tempo avec un son de guitare reconnaissable entre mille. On est sur le terrain de What it is et du son iconique de Dire Straits. Parfait comme entrée en matière. Et dès le premier morceau, on entend les deux voix se marier à merveille. La chanteuse harmonise avec sa voix haut perchée, sur le grain plus medium du songwriter. Mais une musique allègre qui illustre un texte plus sombre : « something has been broken ». Les critiques y voient après coup une évocation de l’ouragan Katrina, survenu aux Etats-Unis en 2005. Mais Knopfler dit avoir écrit le texte avant.
I Dug Up a Diamond
Le tempo se ralentit pour cette ballade presque crépusculaire. Encore de belles harmonies vocales. Mais surtout une guitare rugueuse, et même deux. Knopfler sort la Les Paul plutôt deux fois qu’une, en doublant son solo sur le final.
This Is Us
Le single de l’album, et le premier texte qui exploite véritablement le duo masculin/féminin. On écoute un couple commenter son album photos familial. Les souvenirs du quotidien, comme un film super 8 qui défile. Musicalement, la touche Guy Fletcher est là avec la boucle de synthé qui rappelle un peu Speedway at Nazareth. Et Mark joue son style rythmique instantanément identifiable. Une ambiance avec un petit quelque chose de Kingdome come (bonus track de l’album On every street). Et la Les Paul encore qui délivre un solo comme on les aime, suivi d’un final au piano tout en finesse par le grand Jim Cox.
Red Staggerwing
Cette fois, l’ambiance country & western est indubitable ! Sortez les Stetsons, les gros ceinturons, les vestes à franges et les santiags, direction le rodéo ou la fête champêtre ! la chanson sent l’odeur des barbecue, du tir à la foire, ou de la danse Madison. Rythmique enlevée qui donne la sensation d’être à cheval, violon, lap steel, et guitares, toute la combinaison de l’orchestre bluegrass est là. Et Knopfler joue encore une fois sur le couple, mais cette fois en usant de métaphores liées aux avions, voitures, guitares ou motos. Une des rares chansons où il mentionne précisément ses modèles de six-cordes. Si dans Wild west end, il avait déjà évoqué sa « Steel guitar », ici il parle de « Fender painted red » (sa fameuse Stratocaster de 1961) tandis qu’Emmylou cite les deux Les Paul du maitre : « if I was one of them Gibson like a ’58 or ‘9 ». Et le plus cocasse étant qu’en concert, le guitariste jouera ce titre sur une Gretsch ! On peut supposer qu’il en est de même en studio. Durant les promo télé ou radio, le morceau était joué à quatre :
Rollin’ On
Ballade mélancolique sur le thème de la route et de l’itinérance à travers l’évocation d’un cirque de forains. Encore un beau duo vocal, mais cette fois c’est Mark qui chante l’harmonie haute sur le deuxième couplet. La guitare est la Silvertone, la même que sur la rythmique de Boom like that, l’accompagnement de Stand up guy, et le riff de Don’t crash the ambulance.
Love and Happiness
L’un des deux morceaux de l’album qui n’est pas de Knopfler. Celui-ci est écrit et composé par Emmylou Harris et Kimmie Rhodes. Un concentré d’empathie, de bienveillance et de sérénité. Mark a expliqué que le morceau a été enregistré « live » en studio, avec tous les musiciens en même temps. Pour cette émission télé, il a été interprété en formule réduite à quatre, donc sans piano :
Right Now
Ritournelle à la slide sur la Danelectro DC, et une fois de plus Mark sur la voix haute, tandis qu’Emmylou chante la ligne principale. C’est le morceau qui ouvrira les concerts en tournée. Egalement joué en formule acoustique lors de la promo télé. (le morceau commence à 4:40 sur la vidéo ci-dessous)
Donkey Town
Une des perles de l’album. Un de mes morceaux préférés. Le talent de conteur de Mark Knopfler est une fois de plus brillantissime. On sent l’influence de Dylan dans la façon de raconter les histoires. Mais en plus, il y a cette musicalité sublime, notamment avec la voix d’Emmylou Harris qui parvient avec seulement quelques murmures, à rendre le final de cette chanson magnifique sans pourtant aucun solo, ni mélodie particulière. Juste les arpèges à la guitare National et cette atmosphère douce et tranquille qui nous donne l’impression de voler. Fermez les yeux, et laissez vous prendre par la musique de Mark Knopfler, c’est tout simplement beau.
Belle Starr
Deuxième titre composé et écrit par Emmylou Harris. Encore un texte qui exploite à fond le principe du couple :les figures mythiques de l’ouest américain Jesse James et Belle Starr s’échangent les couplets sur une ambiance country-rock à laquelle il est difficile de résister. La Telecaster de Mark mène la barque avec un son crunchy, tandis que la Lapsteel de Richard Bennett apporte la couleur cajun-americana
Beyond My Wildest Dreams
Peut-être le morceau du disque où Emmylou Harris est la moins présente. Uniquement les chœurs sur la phrase du refrain. Une chanson qui sonne très springsteenienne. On peut même percevoir une légère similitude dans la mélodie avec My Hometown du Boss
All The Roadrunning
Mark Knopfler insuffle ses influences celtiques dans le morceau-titre. Il alterne les couplets avec Emmylou Harris, et ils chantent tous les deux sur le refrain. Le thème central de l’album est résumé dans cette chanson, et symbolisé sur la pochette : la route longiligne et plate, les motels, les crossroads, les fils télégraphiques… toute l’imagerie de l’itinérance américaine est là, avec pourtant cette couleur musicale européenne. Un concentré de la quête musicale de Mark Knopfler qui n’a cessé de jeter des ponts entre la Tyne et le Mississippi. Encore un très beau titre.
If This Is Goodbye
Et notre songwriter termine l’album par une perle dont il a le secret. En s’inspirant des derniers messages téléphoniques envoyés par les victimes du 11 septembre, il signe par des mots simples un texte à la fois déchirant et sobre. Comment dire au revoir à ceux qu’on aime quand on sait que l’on va mourir… Emmylou Harris raconte avoie été extrêmement émue lors de l’enregistrement de la chanson. On la comprend. Sa voix accompagne magnifiquement la Les Paul de Mark sur le solo final.
Je me souviens parfaitement de la première fois que j’ai entendu ce morceau. De façon tout à fait exceptionnelle et surprenante, l’intégralité des chansons de l’album avaient été mises en lignes sur le site officiel MK News quelques jours avant sa sortie. Les commentaires sur le forum allaient bon train, et de nombreuses personnes avaient avoué avoir été particulièrement touchées par If this is goodbye. J’en faisais partie. Et pour l’avoir encore écouté aujourd’hui, je lui trouve toujours autant de force et de dignité. Une façon magistrale de clore un album qui compte pour moi parmi les meilleurs de la discographie de Mark Knopfler. Un disque sorti il y a tout juste 15 ans aujourd’hui.
© Jean-François Convert – Avril 2021