Le 17 septembre 2007 arrivait dans les bacs ce cinquième album solo de Mark Knopfler. Sans doute son opus le plus intimiste.
Sommaire
Le 1er album enregistré à British Grove
En 2006, Mark Knopfler a terminé de faire construire son studio British Grove, et à l’automne qui suit la tournée avec Emmylou Harris, et le concert de charité à Boothbay, il passe beaucoup de temps avec Guy Fletcher pour tester les nouvelles possibilités de ce qui devient son deuxième chez lui. Plusieurs mois seulement à deux, Knopfler et Fletcher prennent d’abord leur temps à essayer toutes les configurations disponibles en matière de guitares et d’amplis. Aidés du technicien Glenn Saggers, ils cherchent le meilleur rendu sonore possible.
Un souci de perfection devenu une habitude récurrente au démarrage de chaque projet. Parfois peut-être un peu exagéré, au point que c’est devenu une source de moquerie parmi les fans qui s’amusent de savoir que les musiciens sont en train de tester la n-ième position de micro devant l’ampli depuis des mois. À ce titre, on attend toujours le nouvel album de Mark Knopfler qui serait retourné en studio depuis… 2 ans.
Durant l’hiver 2006-2007, Mark et Guy mettent en place l’ossature des morceaux qui vont composer le prochain album Kill to Get Crimson. Mais plutôt que de convoquer ensuite le groupe au complet comme ça a été le cas auparavant et le sera encore plus tard, ils font appel seulement à quelques musiciens supplémentaires pour les instruments dont ils ne jouent pas eux-mêmes (basse, batterie, cordes, cuivres, vents…) et assurent à eux deux l’ensemble des guitares et des claviers.
Pas de deuxième guitariste
Ce n’est pas la première fois que Mark Knopfler joue toutes les guitares sur un de ses disques. Le cas s’était déjà produit en 1980 pour Making Movies après le départ inopiné de son frère David. Tracker sera à nouveau un album sans deuxième guitariste.
Mais bizarrement, Kill To Get Crimson et Tracker ne sont pas les opus de la discographie de Knopfler où la guitare est la plus mise en valeur. J’ai toujours été surpris de ce choix d’enrôler Richard Bennett en studio pour très souvent des parties guitaristiques plus que discrètes alors que Mark pourrait très bien toutes les assurer, et à l’inverse de ne pas entendre des rythmiques typiquement knopfleriennes sur les albums où il est tout seul. Il faut la présence de Richard pour que Mark se remette à jouer son picking tellement reconnaissable en rythmique (Boom like that, Postcards from Paraguay, This is us, Cleaning my gun, I used to could, Corned Beef City, Do America, Silvertown blues…) encore un des mystères de cet artiste insondable…
Une atmosphère retro
Plutôt que d’utiliser sa positon de seul guitariste sur l’album pour renouer avec le son de Dire Straits, le guitar-hero va au contraire la jouer modeste question six-cordes. À l’opposé de son fingerpicking flamboyant, il opte sur beaucoup de morceaux pour un jeu au mediator façon Hank Marvin. Ce choix n’est pas anodin, il s’inscrit dans une démarche de donner un côté rétro-sixties à l’album dans son ensemble. Une ambiance qu’on entend surtout sur la première moitié, moins sur la deuxième.
Pour illustrer cette atmosphère particulière, la pochette arbore une peinture de John Bratby (1928-1992), Four Lambrettas and Three Portraits of Janet Churchman réalisée en 1958. Le tableau originel (ci-dessus) est coupé en deux entre le recto et le verso de la pochette, mais de façon pas très heureuse puisqu’il rogne sur les bords en zoomant dedans.
On aurait pu espérer une image qui donne à voir l’œuvre dans son ensemble, une fois la pochette dépliée. D’autant qu’un packaging rappelant les anciennes pochettes ‘Gatefold’ de vinyles aurait été parfaitement en adéquation avec la thématique nostalgique de l’album en référence aux sixties.
L’utilisation d’une peinture contemporaine pour une pochette d’album rappelle inévitablement celle peinte par Brett Whiteley en 1974 et choisie pour illustrer la sortie du live Alchemy en 1984.
Quant à John Bratby, visiblement très inspiré par son thème, il l’a décliné sur une autre de ses œuvres, avec cette fois trois scooters au lieu de quatre et deux portraits de Janet Churchman au lieu de trois : Three Lambrettas and Two Portraits of Janet Churchman
Retour dans le Londres du début des sixties donc, avec ces 12 chansons où Mark Knopfler s’affiche encore un peu plus comme songwriter et efface quelque peu le guitariste.
L’album chanson par chanson
True Love Will Never Fade
Une ballade pour ouvrir l’album. Sur la partie solo, Mark joue au mediator sur la Teisco Spectrum, la même guitare que celle utilisée sur Postcards from Paraguay. Pas de fioritures, juste ce qu’il faut pour illustrer cette vision romantique où les amoureux se font tatouer une preuve de leur idylle afin que « le véritable amour ne s’efface jamais ». Sortie en single, c’est la seule chanson qui bénéficie d’un clip vidéo.
The Scaffolder’s Wife
Un portrait comme les affectionne le songwriter. Le quotidien de la femme d’un échafaudeur mis en musique sur un rythme ternaire avec la flûte de Chris White qui répond à la Les Paul de Mark. Un parfum qui rappelle le Genesis de la période Peter Gabriel. Très belle partie de basse de Glenn Worf, et la guitare de Mark qui sonne comme on l’aime.
The Fizzy and the Still
Une ballade et le mediator de nouveau. La guitare solo est la Gretsch 6120. Des paroles un brin désenchantées sur un jeune parti plein d’espoir à Hollywood et finalement rentré chez lui. Pour les versions live promo à l’automne 2007, c’est la Stratocaster Fender signature qui est utilisée
Heart Full of Holes
La National et une musique aux influences d’Europe centrale (notamment des passages en Polka, terme évoqué dans les paroles) pour un texte qui peut-être fait allusion aux camps de concentration selon certains, bien que ce n’ait pas été confirmé par l’auteur. Les sons à l’envers à la fin du morceau finissent de lui apporter sa part de mystère.
We Can Get Wild
Le mediator encore sur la ‘Jurassic’ Strat pour le solo et une Fender Duo Sonic II pour la rythmique. Un son délibérément vintage pour retranscrire l’ambiance du début des sixties
Secondary Waltz
Une petite madeleine de Proust des souvenirs d’école de l’enfant Mark Knopfler qui se rappelle les spectacles de danse de fin d’année. Ecriture un brin ironique notamment en évoquant les filles en surpoids qui restent timidement sur le côté, mais les garçons maladroits n’ont guère plus de grâce aux yeux de l’auteur. La chanson a été interprétée live aux studios British Grove lors d’une séance promo le 19 novembre 2007 :
Le texte date des années 80 selon une interview de Mark Knopfler. Et le songwriter-guitariste avait déjà tenté une mise en musique aux alentours de 1994-95 lors des premières sessions de l’album Golden Heart. Le rythme et l’harmonie étaient complétement différents comme on peut l’entendre sur l’enregistrement issu du bootleg Golden Demos. En compositeur avisé, Knopfler a eu le bon goût de modifier la musique et d’en faire une valse, ce qui était la moindre des choses étant donné le titre du morceau.
Punish the Monkey
À nouveau le mediator sur la ‘Jurassic’ Strat en solo et la Gretsch 6120 en rythmique. Un texte un peu obscur, et des chœurs de Guy Fletcher à la fin qui me rappellent chaque fois Shock the Monkey de Peter Gabriel. Deuxième single de l’album (uniquement aux Etats-Unis).
Let It All Go
Quasiment le morceau-titre de l’album puisque ce dernier est tiré d’un vers de la chanson (tout comme Skateaway pour Making Movies). « Je tuerai pour avoir du pourpre » se dit le peintre en regardant sa palette. Une réflexion sur le processus de création, chère au songwriter. Comment ne pas faire le parallèle entre musique et peinture ? Jimi Hendrix traduisait souvent ses désirs sonores en studio par des couleurs.
Pour cette chanson qui fait écho à la pochette de l’album, Mark utilise une nouvelle fois la ‘Jurassic’ Strat au mediator. Lors des concerts promo de l’automne, il ressortira la Stratocaster Schecter blanche accordée en Dropped D (la corde Mi grave est descendue d’un ton, donc en Ré). On peut supposer que l’accordage est le même sur la version studio.
Behind with the Rent
Ambiance laid-back-bluesy pour cette chronique aux accents sombres et un « retard sur le loyer » qui cache des blessures plus profondes. La guitare lead est une Gibson ES-330. La mélodie du pont semble provenir d’une idée musicale qui avait déjà germé en 1994-95 lors des premières sessions de l’album Golden Heart, comme on peut l’entendre sur ces deux instrumentaux issues du bootleg Golden demos, et destinés à l’origine au documentaire Swan hunter :
The Fish and the Bird
Certaines personnes ont jugé cette chanson fade et sans intérêt, notamment en concert lors de la tournée 2008. Personnellement je l’aime beaucoup. La mélodie inspirée d’un traditionnel celtique, les arpèges à la National, et la voix de Mark en font pour moi un morceau à la fois légèrement mystérieux, presque mystique, et en même temps apaisant.
Madame Geneva’s
Une thématique que Mark Knopfler a abordé dans plusieurs de ses chansons (Got to Have Something, River of Grog) : la dépendance à l’alcool. En plus des deux acoustiques Gibson Southerner, c’est à nouveau la Gibson ES-330 qui prend le lead.
In the Sky
L’album se clôt sur une pure merveille. Une fois encore, Mark Knopfler évoque la création, ici littéraire. Certains y ont vu une allusion à son épouse, l’écrivaine Kitty Aldridge. Un moment de poésie magnifié par les arrangements sobres et aériens sans mauvais jeu de mots. D’une durée peu commune dans la carrière solo de l’artiste, le morceau nous transporte littéralement « dans le ciel » par son final empli de grâce, où le saxophone de Chris White et la trompette de Steve Sidwell rivalisent de majestuosité avec les simples notes de la guitare acoustique de Mark (les accords égrenés eux, sont à la Gretsch 6120). Une coda qui illustre parfaitement l’adage « less is more ».
Pas de bonus track
C’est suffisamment singulier pour être remarqué : Kill to get Crimson n’a fait l’objet d’aucun bonus track, alors que tous les albums solos de Mark Knopfler ont eu leur lot de titres supplémentaires édités officiellement. Et à ma connaissance, aucun morceau pirate n’est apparu depuis. L’auteur-compositeur n’a-t-il réellement écrit que 12 morceaux à l’époque ? Ou d’autres ont-ils été mis de côté et retravaillés plus tard sur des albums futurs ? Il semblerait que ce soit le cas de Remembrance Day et You Win Some qui pourrait très bien être une première version de Get Lucky.
L’album en tournée
Promo 2007
Avant de partir en tournée européenne puis américaine au printemps 2008, Mark Knopfler donne plusieurs showcases à l’automne 2007 en guise de promo de l’album. Des audiences restreintes (80 personnes à Madrid, 150 à Berlin, 300 à Amsterdam) et une setlist qui inclut trois titres de Kill to Get Crimson :
- Let it all go
- The fizzy and the still
- True love will never fade
Retrouvez les playlists de 2 showcases de cette mini-tournée promotionnelle :
La setlist de ces concerts de l’automne 2007 était la suivante (photo prise par Jeroen Van Tol, qui était présent au concert d’Amsterdam le 26 septembre 2007) :
Tournée 2008
On aurait pu imaginer que ces trois morceaux joués à l’automne 2007 allaient perdurer sur la véritable tournée de 2008… mais ce serait mal connaitre le bonhomme qui a toujours eu des choix de setlist, disons… surprenants. Alors que cette tournée est censée promouvoir l’album Kill to Get Crimson qui vient de sortir, la setlist fait la part belle à… The Ragpicker’s Dream ! Certes la tournée de 2003 avait été annulée suite à l’accident de moto de Mark, mais il y avait déjà eu entretemps la tournée de 2005 qui elle n’avait eu droit qu’à Why Aye Man.
Du 29 mars à Amsterdam au 31 juillet à Miami, Mark Knopfler et son groupe jouent seulement deux titres de Kill to Get Crimson : True Love Will Never Fade et The Fish and the Bird qui, bien que j’aime beaucoup ce morceau, n’est pas forcément prédestiné à la scène il faut bien le reconnaitre. Mais ne pas avoir assisté à un concert de 2008 restera mon plus grand regret tant la setlist avait (enfin) connu un fort remaniement. Beaucoup de surprises en effet, mais finalement pas liées à l’album qui venait de sortir !
Tournée 2019
L’album Kill to Get Crimson est sans doute celui que Mark Knopfler a le moins joué sur scène. Ignoré sur les tournées 2010, 2013 et 2015, il refait surface à travers Heart Full of Holes en 2019. Pour ce qui a été (peut-être ?) sa tournée d’adieu, le songwriter a tenu à ressortir un titre de cet album, preuve qu’il doit lui tenir à cœur. Plutôt que la National comme en studio (et qui d’ailleurs ne faisait plus le voyage en 2019), le guitariste opte pour la Beltona, une autre guitare à résonateur, mais équipée d’un micro.
Un album qui bien que discret dans la carrière de Mark Knopfler a tout de même fait partie de sa dernière tournée. Des ambiances intimistes qui peuvent dérouter les amateurs de guitare façon Dire Straits, mais des perles à (re)découvrir (The Scaffolder’s Wife, Behind with the Rent, The Fish and the Bird, Madame Geneva’s) et un petit chef d’œuvre (In the sky). Le songwriter avait su une nouvelle fois nous surprendre. C’était il y a tout juste 15 ans aujourd’hui.
© Jean-François Convert – Septembre 2022
Peu emballé par ce disque même aujourd’hui. Je le trouve assez terne, pas de titre majeur.