Le 1er juillet 1974 arrivait dans les bacs ‘461 Ocean Boulevard‘, le deuxième album solo d’Eric Clapton qui faisait suite à une période noire au début des seventies.
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La fin d’une période sombre
La vie d’Eric Clapton a été parsemée d’épreuves douloureuses en tout genre. N’ayant pas connu son père, et sa mère l’ayant rejeté en préférant passer pour sa grande sœur, il a vécu une enfance et adolescence sous le signe de la fracture familiale. Bien plus tard, il connaitra la pire chose que l’on peut vivre en tant que père, avec la mort de son fils Conor en 1991. Entre les deux, les déceptions amoureuses l’ont souvent conduit à s’adonner à diverses addictions.
Son plus grand chagrin d’amour intervient avec Pattie Boyd, femme de son ami George Harrison. Un amour impossible qui donne naissance à l’album Layla and other assorted love songs. la perte des grands amis Jimi Hendrix et Duane Allman ajoute à son désarroi amoureux. Et Clapton sombre dans l’héroïne. Durant trois ans, il n’enregistre pas, et ne sort de sa retraite qu’à quelques rares occasions comme le concert pour le Bangladesh organisé par George Harrison en août 1971.
En 1973, Pete Townshend le pousse à jouer en tête d’affiche sur la scène du Rainbow pour deux concerts. Même si Clapton y apparait diminué et avec un jeu abîmé par ses trois années de dépendance, l’évènement lui fait prendre conscience qu’il peut encore s’en sortir. Après une une cure de désintoxication et libéré de l’héroïne, il entame une liaison avec Pattie Boyd-Harrison (qui finira par l’épouser en 1979), et il reprend le chemin des studios pour démarrer une nouvelle carrière.
Un parfum de vacances
Et quoi de mieux que le soleil de Floride pour repartir sur de bonnes bases. Le guitariste part enregistrer aux studios Criteria de Miami et s’installe le temps des sessions dans une villa située à Golden Beach au numéro 461 du Ocean Boulevard, adresse qui donnera son nom à l’album. La pochette dépliée offre un joli petit effet de don d’ubiquité à Clapton.
Un décor typique de Floride avec palmiers et une ambiance estivale. Enregistré en avril-mai, le disque sort au début de l’été et s’accorde parfaitement avec le moment. Plusieurs morceaux respirent le soleil et le farniente : le tranquille Give Me Strength, la magnifique ballade à trois voix Please Be With Me, ou la reprise de Johnny Otis Willie and the Hand Jive adaptée en mode… reggae. Clapton bifurquerait-il vers un autre champ musical ?
Un nouveau style
Si on peut évoquer la notion de nouveau style pour cet album, c’est à double titre :
- D’une part, c’est par ce disque que va se populariser un genre musical « nouveau » pour le public occidental. En 1974, le reggae est encore confidentiel. Même si Bob Marley et les Wailers ont déjà sorti plusieurs albums, c’est véritablement la reprise de I shot the sheriff par Clapton qui va les propulser sur le devant de la scène internationale. Exodus en 1977 consacrera Marley comme leader de ce mouvement et porte-parole du tiers-monde.
De son côté, Clapton va utiliser la rythmique reggae à toutes les sauces, que ce soit dans des adaptations de Negro Spirituals (Swing low sweet chariot) ou de reprise de Bob Dylan (Knockin’ on heaven’s door). Dans cet album, le triptyque Willie and the Hand Jive – Get Ready – I shot the sheriff emprunte allégrement au style venu de Jamaïque. Sur la B.O du film Life in 12 bars figure la version longue de I shot the sheriff avec une coda rallongée où on perçoit l’esprit jam décontractée.
- D’autre part, c’est justement là l’esprit global du disque : « décontracté ». Les fin non éditées de Get ready et I Can’t Hold Out laissent ressentir cette volonté d’enregistrer un album « détendu » et sans pression. Harry Shapiro (cité dans Collection Images du Rock, Eric Clapton, Vicente Escudero, 1995) le confirme : « La matière pour l’album a surgi un peu au hasard. Personne ne voulait presser Clapton et le studio fut à sa disposition 24 heures sur 24, pour qu’il ait toutes les facilités pour développer ses idées à son aise, selon son inspiration. »
Après avoir été LE guitar-hero anglais des 10 années précédentes, Clapton se la joue « laid back » du nom du style popularisé par JJ Cale dont il a déjà repris After Midnight en 1970. Après avoir touché le fond, le chanteur semble maintenant apaisé. Et d’ailleurs précisément plus chanteur que guitariste. Finis les longs solos, place aux chansons courtes et centrées sur la mélodie chantée. En témoignent les très beaux Please Be With Me et Let it grow.
Même si les guitares sont plus discrètes que dans Cream, Derek and the Dominos ou Blind Faith, on note de très beaux arrangements à la six-cordes : Please Be With Me comporte de superbes arpèges sur trois guitares (Eric Clapton, George Terry et Yvonne Elliman) plus le dobro-slide joué par Eric, l’ouverture avec le traditionnel Motherless Children met en valeur le riff doublé et la slide cette fois électrique, Steady Rollin’ Man de Robert Johnson est modernisé par l’effet du phaser, et Let it grow empile les couches de guitares, acoustiques, électriques, avec Leslie, ou dobro-slide à nouveau. En concert, ce morceau était réarrangé avec solos harmonisés, et wah-wah en fin de coda :
Un nouveau groupe
Ce début de nouvelle carrière s’accompagne de nouveaux musiciens. Seul le bassiste Carl Radle subsiste des Dominos. Jamie Oldaker à la batterie, Dick Sims aux claviers, Yvonne Elliman aux chœurs et George Terry à la guitare vont suivre Clapton pendant cette deuxième moitié des années 70. Marcy Levy les rejoindra sur l’album suivant, et effacera progressivement Yvonne Elliman.
Preuve d’un véritable esprit de groupe, Radle et Elliman co-signent deux morceaux (Motherless Children et Please Be With Me), tandis que Terry compose et écrit seul le dernier titre Mainline Florida, visiblement inspiré par le lieu d’enregistrement. La collaboration entre Terry et Clapton donnera lieu à d’excellents duos de guitares, notamment en concert comme dans par exemple le live E.C. was here, mais aussi sur les arrangements peaufinés en studio.
Enfin, on remarque avec bonheur que malgré ce tournant musical, Clapton n’abandonne pas le blues pour autant. Une reprise du maitre Robert Johnson avec Steady Rollin’ Man, une évocation du mythique Crossroads dans le premier vers de Let it grow, et surtout la version géniale de I Can’t Hold Out d’Elmore James où le chanteur-guitariste fait preuve d’une nonchalance parfaitement assumée, aussi bien à la voix qu’à la six-cordes. Une seule guitare sur ce morceau, probablement une ES-335, au son gras et rugueux qui transpire le blues rural et authentique. Pas de fioritures, un riff basique, et la slide qui se promène tranquillement sans en faire des tonnes. Le chant affiche une parfaite décontraction, et le final non coupé laisse entendre un groupe de potes qui vient de passer un bon moment à jouer, comme nous à l’écouter.
C’est bien là toute la philosophie de cet album et de qui allait prédominer dans la carrière d’Eric Clapton par la suite : un côté très « less is more ». Plutôt que l’esbrouffe et la démonstration (qui reviendront parfois sur scène), la retenue et la simplicité devenaient la marque de fabrique de l’ex-Dieu de la guitare. Un disque qui marquait le début d’une nouvelle carrière, sorti il y a tout juste un demi-siècle aujourd’hui.
© Jean-François Convert – Juillet 2024
Sur les conseils de Pete Townshend, Clapton opte pour cette cure de désintoxication neuro-électrique, révolutionnaire à l’époque. Son effet est même musicalement efficace !