Quand on évoque Lou Reed, on pense d’abord poèmes, textes sombres et torturés, arrangements ciselés entre pop et glam. Le leader sulfureux et intellectuel du cultissime Velvet Underground n’avait pas son pareil pour explorer et retranscrire les tréfonds de l’âme, à la manière de Baudelaire ou Rimbaud. Mais il a également produit un des plus grands albums live de l’histoire du rock, peut-être un peu malgré lui. Retour sur un disque mythique qui fête ses 45 ans ce mois-ci.
Sommaire
Un concert unique pour 2 albums live
L’album Rock N Roll Animal est tiré d’un concert donné par Lou Reed le 21 décembre 1973 à l’Academy of Music de New York. L’album sort en février 1974 avec seulement 5 titres :
En Mars 1975 sort Lou Reed Live, album qui complète le précédent, avec 6 autres morceaux joués lors du même concert :
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Vicious
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Satellite of Love
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Walk on the Wild Side
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I’m Waiting for the Man
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Oh, Jim
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Sad Song
Mais les 2 albums originaux réunis ne constituent pas l’intégralité du concert. Il faut attendre la réédition remasterisée de Rock N Roll Animal, sortie en 2000, pour avoir les 2 morceaux manquants en bonus tracks:
Plusieurs liens YouTube proposent l’intégralité de la setlist dans sa continuité, avec photos du concert, ou de la tournée :
Si Rock N Roll Animal reste aujourd’hui encore une référence dans l’histoire du rock, parmi les albums live, et même parmi les albums tout court, c’est pour plusieurs raisons, mais essentiellement pour cette musique en fusion, qui de prime abord, ne semblait pas évidente dans l’œuvre de Lou Reed.
Une formule plus qu’efficace
En cette fin d’année 1973, Lou Reed vient de sortir son chef d’œuvre Berlin, qualifié par plusieurs critiques rock de “Sgt. Pepper des seventies”. Un album conceptuel sombre et désenchanté, dont les thèmes racontent, entre autres, les histoires sordides de suicidaires, drogués, et mères désespérées à qui on confisque leur enfant en pleurs. On a connu plus réjouissant et entraînant pour galvaniser les foules. Et pourtant, le leader du Velvet Underground, en solo depuis déjà 3 albums dont le best-seller Transformer en 1972, part en tournée avec ce répertoire a priori peu adapté à la scène des concerts rock.
Pour dynamiser son tour de chant, il adopte une recette simple et prometteuse :
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Reprendre des standards du Velvet Undergound, aux rythmes binaires, parfaitement taillés pour la scène
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S’adjoindre les services d’un backing band au son puissant, à faire pâlir les plus grands groupes de hard rock du moment
Et la formule se révèle terriblement efficace : les morceaux de son ancien groupe qui avaient une couleur et une énergie pre-punk, avec John Cale, Sterling Morrison et Moe Tucker, prennent ici une dimension glam-hard-prog qui les revitalisent, et les transportent dans une autre sphère.
Un groupe au top
Les musiciens qui accompagnent Lou Reed sur scène en cette fin d’année 1973 sont en grande partie ceux qui ont joué en studio sur l’album Berlin.
Outre Ray Colcord aux claviers, Pentti Glan à la batterie, et Prakash John à la basse, ce sont surtout les 2 guitaristes Steve Hunter et Dick Wagner qui sont les moteurs de la locomotive. Deux guitar-heroes en puissance, et ce n’est pas un hasard s’ils ont déjà collaboré avec Alice Cooper, et iront d’ailleurs le rejoindre à nouveau, après la tournée avec Lou Reed.
Dès les premières notes, ils annoncent la couleur : un duo de guitares harmonisées avec un son tranchant, lyrique, mélodique.
Des arrangements flamboyants
Sweet Jane
Le premier morceau Sweet Jane est précédé par une intro composée par Steve Hunter. Les riffs au fer rouge n’empêchent pas la mélodie, et le concert démarre par ce qui pourrait ressembler à une ouverture d’opéra : L’enchaînement de plusieurs thèmes musicaux qui aboutissent au riff de la chanson, sur lequel Lou Reed entre en scène, acclamé par le public. Le show peut alors réellement débuter sur cet hymne rock qui pose le décor : une rythmique bulldozer, des claviers enveloppants, et deux guitares en fusion qui rivalisent et échangent solos incisifs contre riffs imparables.
Heroin
Vient ensuite Heroin, morceau à l’origine sur un mode incantatoire et lugubre, qui prend ici un côté presque mystique. On passe d’une ambiance d’orgue d’église, à des passages planants portés par la voix de Lou Reed qui semble venir d’outre-tombe (“ I wish that I was born a thousand years agooooo”), brusquement rompus par ces élans emphatiques aux accents wagnériens, avant de totalement sombrer dans un déluge sonore de la guitare qui délivre un solo au final extatique. Les paroles de la chanson sont sans équivoque : elles décrivent de manière très crue un shoot à l’héroïne du point de vue du consommateur. Pour rajouter à la dramatisation du sujet, le chanteur n’hésite pas à mimer la prise de drogue par piqûre durant la performance, comme on peut le voir sur ce concert datant du 13 novembre 1974, soit presqu’un an plus tard.
White Light / White Heat
Retour au rock primal avec White Light / White Heat. Le titre de l’album prend ici tout son sens. La manière de chanter de Lou Reed, les guitares sauvages et hargneuses (dont une en slide), la rythmique qui avance comme si rien ne pouvait l’arrêter : on est dans le côté bestial du rock, son urgence, son impatience.
Lady Day
Au milieu des 4 titres du Velvet Underground, une incursion dans la carrière solo de Lou Reed : Lady Day, un hommage à Billie Hollyday, issu de Berlin. Mais même sur cette chanson a priori plus douce que les autres, les guitares reprennent le dessus, et maintiennent l’intensité de l’album, avec toujours cette dualité entre puissance et mélodie.
Rock N Roll
Et c’est le final en apothéose : Rock N Roll, le bien nommé. L’album avait débuté par un hymne rock, il se termine par son manifeste. Dix minutes de dynamique irrésistible, de groove binaire, de sauvagerie maîtrisée. Toute la quintessence du rock est là : le chanteur qui scande des “all right”, les guitares qui se battent en duel, la batterie qui nous pousse…et puis cet intermède surréaliste, extra-terrestre, à la saveur jazz-rock, mais à l’énergie punk : une rythmique funky (avec un effet phaser, certes présent sur tout l’album, mais ici encore plus prédominant), une basse virtuose, une batterie presque jazzy, avant d’exploser sur un final avec une guitare solo au bord de l’apoplexie. Ce dernier morceau finit de nous achever et nous laisse sur les rotules, mais avec le sourire béat de l’auditeur qui vient de vivre un bonheur total à l’écoute de ce disque.
Autour de l’album
Il n’existe pas de vidéo de ce concert, mais on peut trouver quelques extraits d’un show à l’Olympia en septembre 1973, qui donne une idée de la tournée :
Après la sortie de l’album en février 1974, Lou Reed est reparti en tournée avec les mêmes musiciens. On trouve quelques vidéos de cette période, comme par exemple cette version d’Heroin en mai 1974 à Paris :
De même, la vidéo suivante mixe la version de Sweet Jane de l’album avec des prises de vues de la tournée 1974 :
Pour les aficionados de guitare
Les curieux qui souhaiteraient différencier les parties des deux guitaristes peuvent se référer aux canaux, notamment en écoutant au casque :
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Steve Hunter est sur le canal droit
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Dick Wagner est sur le canal gauche
Cela correspond à leur position sur la scène, et c’est confirmé par Steve Hunter lui-même sur son site officiel. Il existe certaines rééditions de l’album avec le mix inversé. Steve Hunter est reconnaissable car il joue le solo principal sur l’Intro (qu’il a lui-même composée). C’est également lui qui joue les solos déjantés sur Heroin et Rock N Roll, ainsi que la slide sur White Light / White Heat. Dick Wagner quant à lui, assure également plusieurs solos, aussi bien sur Intro / Sweet Jane, Lady day, que White Light / White Heat, mais surtout son passage rythmique au centre de Rock N Roll, avec son effet de phasing caractéristique.
L’album est l’un des premiers de l’histoire du rock où on entend de façon si proéminente l’effet phaser sur les guitares. Il donne cette couleur “liquide”, aussi bien aux solos, qu’aux rythmiques.
Steve Hunter et Dick Wagner utilisent tous les deux le fameux MXR P100.
Après l’heure de gloire de l’Uni-Vibe depuis la fin des années soixante, le Phaser était devenu très à la mode au milieu des seventies. On l’entend notamment sur Shine on you crazy diamond.
Steve Hunter et Dick Wagner jouent sur des guitares Les Paul TV Special de 59, à travers un ampli Hiwatt pour Hunter, et un Marshall 100 Watt pour Wagner. Ce dernier en parle dans cette interview.
Sur cette photo, on peut apercevoir la tête Hiwatt derrière Hunter, qui ici joue sur une Telecaster, lors d’un concert de Lou Reed en 1973 :
La Les Paul TV Special présente la particularité d’avoir un double “cutaway” (c’est-à-dire une double échancrure au niveau de la jonction corps-manche), à une époque où la SG n’est pas encore apparue :
Elle est moins célèbre que la Les Paul classique ou la SG, mais a quand même été utilisée par plusieurs guitaristes de renoms, parmi lesquels Keith Richards, Mick Jones, Jerry Garcia … et même un certain Mark Knopfler, avant ses début avec Dire Straits.
Rock N Roll Animal est souvent cité par les apprentis guitaristes dans leur quête du Graal de la sonorité ultime. C’est aussi une référence en matière de jeu, et de complicité entre deux grands de la six-cordes, au sommet de leur art.
En cela, il a dépassé la discographie de Lou Reed, pour devenir un véritable album-icône de l’histoire du rock.
© Jean-François Convert – Février 2019
Album fantastique irrel et magique.il m’arrive de pleurer en l’écoutant. Nostalgie peut-être. Excellent article.
merci 🙂
Magnfique évocation de ce qui reste à mes oreilles le plus grand album Live de l’histoire PopRock. Du temps de mon défunt blog, j’avais fait une promenade dans les 111 albums qui m’avaient marqué A VIE, et celui-ci y était, ainsi que Berlin, et en n’oubliant pas l »indéfinissable album Live 1969 du Velvet Underground. RnR A est dantesque du début à la fin, et je me souviens aussi du concert à la Porte de Pantin, putain j’avais 16 ans… 64 maintenant, et comme je viens de l’écrire sur ma page FB, le réécouter me donne aujourd’hui une vraie impulsion de vie alors qu’à sa sortie ça vadrouillait plutôt dans la zone sombre (et sauvage). Merci de ce bel article!
Merci bcp pour cette analyse pertinente, je la partage entièrement. Perso je l’ai vu en concert en février 1992 à Lausanne … j’ai été assez déçu. Un spectateur n’arrêtait pas de crier Heroin, Heroin, Lou Reed a demandé que cela s’arrête dans le public sinon c’est lui qui arrêterait !Ce qu’il a fait après +/- 30 min de prestation.Il rejouait le lendemain et il parait que c’était extraordinaire(me suis gouré de jour !!!).
Encore félicitations pour la chronique.
Merci 🙂
oui c’est un peu comme pour Dylan, il parait qu’il y a des jours sans (beaucoup) et des jours avec (plus rares)… il faut bien tomber !
Excellente analyse…
J’ai vu Lou Reed avec le duo de guitaristes, à 16 piges j’avais rien entendu d’aussi fou sauf le dernier concert de Lemmy avec Hawkwind 3 mois avant de se faire lourder pour trafic de dope… et de créer Motorhead.
merci
Top ! Merci