Le 14 août 1971 arrivait dans les bacs ce cinquième album studio des Who. Un disque incontournable qui affiche un demi-siècle au compteur, et toujours aussi actuel, autant au niveau des sonorités que des textes.
Il y a des albums piliers dans l’histoire du rock. Des jalons, des étalons, des points de référence. Des pièces maitresses, « masterpieces » comme disent nos cousins britanniques. Who’s next en fait indubitablement partie. « Le nouvel album des Who », « l’album suivant des Who » ou tout simplement « au suivant » n’avait pourtant pas un titre destiné à marquer les mémoires. Mais son contenu en a laissé abasourdi plus d’un, dont l’auteur de ces lignes.
Sommaire
Un album-monument
Comment ne pas qualifier cet album de « monument » ? Déjà, rien que sa pochette en affiche un de monument. Mais d’ailleurs, en est-ce vraiment un ? Certains y voient une allusion au mégalithe de 2001, L’odyssée de l’espace. D’autres ont émis l’idée que c’est une œuvre d’art contemporain et que les quatre musiciens expriment ce qu’ils en pensent en venant uriner dessus. Il s’agit en réalité d’un bloc servant à maintenir des terrils, situé à Easington Colliery, et que le groupe a croisé en rentrant d’un concert à Sunderland, le 8 mai 1971. Il semblerait que John Entwistle et Keith Moon étaient justement en train de discuter du long-métrage de Stanley Kubrick quand ils ont aperçu le bloc et noté sa ressemblance avec le monolithe extraterrestre du film.
D’après le photographe Ethan A. Russell (qui réalisa par ailleurs le livret de photos de Quadrophenia), la plupart des membres étaient incapables d’uriner, alors de l’eau de pluie fut prise d’une boîte métallique pour réussir l’effet désiré. Denys Legros a imaginé que s’ils s’étaient réellement soulagés, et sachant que les Who devaient avoir une urine chargée en raison de leur absorption régulière de produits divers et variés, ils auraient pu produire de drôles de trucs !
Pas un morceau à jeter
Il arrive que même dans certains albums-phares, tous artistes confondus, certaines chansons soient un peu en dessous de la moyenne. Ici, rien à jeter. Du début à la fin, les morceaux s’enchainent, tels des perles à un collier :
- Baba O’ Riley ouvre les hostilités avec une boucle de synthétiseur ARP, la voix puissante de Daltrey et le violon de Dave Arbus sur la coda. Pete joue également du piano, en plus de la guitare et du synthé.
- Sur Bargain, Pete fait rugir sa Gretsch 6120 offerte par Joe Walsh. le synthé est présent sur le pont
- Love ain’t for keeping était à l’origine un pur morceau de hard rock. Retravaillé aux guitares acoustiques en studio, il gardera sa force et sa rage sur scène en revenant à sa version originelle.
- My wife est composé et chanté par John Entwistle, qui joue également du cor et du piano, en plus de la basse. Un morceau qui ne faisait vraisemblablement pas partie du projet Lifehouse (voir plus bas).
- The song is over. Jamais joué en live à l’époque à cause de sa complexité. Nicky Hopkins est au piano. La ligne de basse est remarquable. A la fin on entend le premier vers de Pure and easy, titre inédit (voir plus bas).
- Getting in tune. Nicky Hopkins à nouveau au piano. Et encore le jeu formidable d’Entwistle à la basse.
- Going mobile est chanté par Townshend qui exécute un solo complétement déjanté à la wah-wah. Une wah-wah un peu spéciale, qui semble couplée à une enveloppe de synthé. C’est la seule chanson qu’il chante entièrement, mais il donne aussi la réplique à Daltrey sur les autres morceaux.
- Behind blue eyes. Tout le talent de mélodiste de Pete, de chant de Roger, et d’harmonies vocales du groupe. Ce qui débute comme une ballade mélancolique éclate rapidement dans un rock brut et sauvage, avant de revenir à la mélodie initiale.
- Won’t get fooled again enfin clôt l’album de manière magistrale. Des paroles désabusées sur la politique qui ne paraissent pas anachroniques aujourd’hui, et que Louis Bertignac a traduites dans sa reprise sur son album Origines. Un riff de guitare basique mais efficace, le cri de Daltrey qui déchire le mix, et surtout la boucle au synthétiseur, issue de la version demo de Townshend. Une innovation de premier ordre à l’époque.
Des nouvelles technologies
Who’s next était en effet très novateur en 1971 quant à son utilisation de sonorités inédites, produites par un nouvel instrument : le synthétiseur. Deux ans avant Dark side of the moon, Pete Townshend introduit l’orgue VCS3 dans le rock. Il s’en sert d’abord pour constituer ses demos, puis intègre ses fameuses boucles dans les versions finales. Baba O’Riley et Won’t get fooled again utilisent chacun des boucles. Bargain comporte un bref solo de synthé ARP sur l’outro, ainsi que Going mobile qui le mélange à la guitare dont on ne sait si c’est une wah-wah, ou un effet qu’on appellera plus tard « filtron ».
Si l’utilisation des boucles pouvait sembler parfaitement maitrisée en studio, elle s’avérait encore plus complexe sur scène. A l’époque pas de système numérique, et des opérateurs déclenchaient des bandes sur magnétos ! Et pour que Keith Moon puis rester calé sur le bon tempo, il devait impérativement jouer au casque afin d’avoir le clic et la boucle en permanence dans les oreilles :
Les Who ont toujours été un groupe taillé pour le live, et ils ont su transposer cette complexité technique de studio dans leurs concerts. Et Who’s next est d’ailleurs né d’abord sur scène.
Un projet avorté
Who’s next est né des ruines du projet Lifehouse de Pete Townshend. Une démarche artistique ambitieuse débutée sur la scène du Young Vic Theatre en février 71, et qui devait mêler musique, théâtre, cinéma… Après Tommy, et avant Quadrophenia, l’auteur-compositeur principal du groupe voulait signer une œuvre complexe sophistiquée. Trop complexe peut-être, si bien qu’elle n’a convaincu ni la maison de disques ni les autres membres du groupe. À la différence de Tommy et Quadrophenia, il ne s’agissait pas d’une narration linéaire construite qui se déroulait dans les chansons, mais plutôt une sorte de maelstrom mystique que seul Townshend semblait pouvoir déchiffrer.
Quoiqu’il en soit, ce qui était au départ prévu comme un double-album ne sera finalement qu’un simple, et Who’s next est en quelque sorte le « best-of » des sessions enregistrées pour Lifehouse. On perçoit quelques restes de l’idée première du concept-album avec par exemple la fin de Song is over qui comporte quelques mesures de Pure and Easy, morceau réintégré en bonus Track sur l’édition remaster de 1995.
Une réédition complétée
En 1995 sort effectivement l’édition remaster de Who’s Next, comme c’est le cas pour beaucoup d’albums de nombreux artistes, au milieu des nineties. En plus de Pure and easy (dont une autre version figure sur la compilation de raretés Odds and Sodds en 1974), les bonus tracks contiennent une reprise de Marvin Gaye Baby don’t you do it, avec Leslie West à la guitare, des versions live de Naked eye et Water, Too much of anything (figurant également sur la compilation de raretés Odds and Sodds en 1974), I don’t even know myself (face B de Won’t get fooled again), et une version alternative de Behind blue eyes avec Al Kooper à l’orgue.
► Tous ces bonus sont disponibles dans la playlist en lien au début de cet article
On est encore loin de l’intégralité des titres qui devaient constituer Lifehouse dans son ensemble, mais cette réédition offre un bon complément à l’album original Who’s next. Et surtout, les notes de pochette nous apportent des précisions sur chacun des morceaux, ainsi que cette anecdote et réplique de Pete au sujet de Keith :
- Journaliste à Pete Townshed : « c’est Keith Moon qui a élaboré les plans de sa maison ? »
- Réponse de Pete : « non, et c’est bien ce qui m’inquiète : cela signifie qu’il existe quelque part sur cette terre une autre personne dont le cerveau fonctionne de façon similaire à celui de Moon… »
Une boutade formulée à l’occasion de la release-party de ce chef-d’œuvre qu’est Who’s next, un album sorti il y a tout juste un demi-siècle.
© Jean-François Convert – Août 2021