“Tommy” des Who fête ses 50 ans

Il y a pile un demi-siècle aujourd’hui, sortait “Tommy”, l’album des Who qui a révolutionné la musique moderne. Même s’il n’est pas à proprement parler le tout premier opéra-rock, il en est devenu à coup sûr l’étalon, la référence, la quintessence. Retour sur un disque emblématique de l’histoire du rock.

La pochette ouverte du vinyle originale, en trois battants

Opéra-rock, concept album ou comédie musicale ?

Pas toujours évident de faire le distinguo entre ces 3 styles assez proches.

  • Le concept-album est centré autour d’une même idée, un thème commun à tous les morceaux, mais pas forcément suivant un processus narratif. Dark Side of the moon de Pink Floyd en est un des meilleurs exemples, articulé autour des thèmes de la mort, la folie mentale, ou l’aliénation de la société. On cite souvent Sgt Pepper des Beatles comme le premier concept album de l’histoire du rock. Certains réfutent cette idée, prétextant que seuls les 2 premiers morceaux sont liés. Pour ma part, je pense que même si l’idée n’a pas été complètement aboutie, c’était bien l’intention de départ.
  • Une comédie musicale raconte une histoire, et alterne passages musicaux et scènes jouées. Que ce soit au théâtre ou au cinéma, qui a connu son âge d’or à Hollywood dans les décennies 30, 40 et 50. Dans le style pop-rock, la comédie musicale la plus célèbre est sans doute Hair, d’abord jouée à Broadway entre 1968 et 1972, puis adaptée par Milos Forman en film en 1979.
  • Enfin l’opéra-rock, tout comme l’opéra classique, raconte lui aussi un récit, mais s’appuie uniquement sur la musique et n’est pas censé comporter de scènes jouées ou parlées. Les chansons sont principalement à la première personne, car interprétées par les personnages de l’histoire. Il se peut qu’un narrateur intervienne. L’un des codes musicaux les plus marqués de l’opéra est l’ouverture qui expose les différents thèmes musicaux que l’on va entendre par la suite.

Tommy des Who, sorti en 1969, appartient à cette 3ème catégorie, et commence d’ailleurs par “Overture” qui enchaîne les mélodies et riffs de la plupart des morceaux qui composent cet opéra-rock. En voici une vidéo promo qui passait à la télévision en 1969 :

Pas le premier opéra-rock, mais le plus célèbre

Colin Fleming du magazine “The Atlantic” identifie The Story of Simon Simopath (1967) du groupe psychédélique britannique Nirvana (à ne pas confondre avec le trio homonyme de Seattle des années 90) comme le premier opéra-rock. Neil Strauss du journal “New York Times” explique que S.F. Sorrow (1968) des Pretty Things est «généralement reconnu comme le premier opéra-rock». Bien que Pete Townshend nie s’être inspiré de S.F. Sorrow, la presse spécialisée compare Tommy à celui-ci. Selon Scott Mervis du “Pittsburgh Post-Gazette”, si Tommy, paru en 1969, n’est pas le premier opéra-rock, il est le premier à être unanimement considéré comme tel. (source : Wikipedia)

Les illustrations de Mike McInnerney sur l’album original

L’œuvre de Pete Townshend a également la particularité d’avoir été déclinée en plusieurs versions :

  1. Le double album original des Who qui sort en 1969
  2. Le groupe joue Tommy en intégralité durant les concerts de la tournée entre 1969 et 1970, notamment à Woodstock
  3. La version orchestrale présentée en 1972 au Rainbow Theatre, à Londres, et qui sort sur disque la même année. En concert, cette version est jouée par les Who, accompagnés du London Symphony Orchestra. Sur la version studio, Pete Townshend joue un peu de guitare, mais la musique est essentiellement orchestrale. Les rôles sont tenus par des stars de l’époque : David Essex, Maggie Bell, Sandy Denny, Steve Winwood, Rod Stewart, Richie Havens, Ringo Starr.
  4. Le film réalisé par Ken Russell en 1975. D’autres stars viennent compléter la distribution : Eric Clapton (qui remplace Stevie Winwood originellement pressenti pour incarner le prédicateur), Elton John, Jack Nicholson, Tina Turner, Ann-Margret…
  5. Le “musical” joué dans les années 90, entre 1992 et 1996, notamment à Broadway en 1993
  6. Enfin la version récente interprétée par Roger Daltrey, accompagné par un orchestre. Enregistrée en live l’année dernière, elle sort le 14 juin.

Une histoire un peu obscure (et métaphorique ?)

Tommy raconte l’histoire d’un garçon aveugle, sourd et muet, à la suite d’un traumatisme d’enfance, qui devient un célèbre champion de flipper, passant par diverses expériences afin de retrouver ses sens. Lorsque cela se produit, il se transforme en une sorte de guide spirituel pour de nombreux adeptes qui finissent par le rejeter.

Selon les versions, certaines différences sont apparues dans le récit, surtout entre l’album et le film, et également le musical, dont la fin a été réécrite en 1993. L’album original était quelque peu vague dans ses explications chronologiques et scénaristiques. C’est pourquoi Townshend a retravaillé le synopsis pour le film, afin d’éclaircir certains passages, et en le situant dans une époque plus récente (la seconde guerre mondiale, au lieu des années 20 à l’origine).

Outre l’époque, la différence la plus notoire entre l’album et le film concerne l’origine du trauma de Tommy:

  • dans l’album : le père de Tommy assassine l’amant de sa mère
  • dans le film : c’est l’amant qui tue le père
Les illustrations de Mike McInnerney sur l’album original

Pete Townshend n’a jamais vraiment expliqué le véritable sens de son oeuvre. On peut y voir une mise en garde contre les gourous de tout poil, une satire de la société du showbizz et des stars de la pop, un drame sur l’enfance maltraitée, ou peut-être une allégorie sur notre perception intérieure du monde qui nous entoure, et de notre rapport aux autres ?

The-Who-Tommy-booklet3
L’illustration du sermon par Mike McInnerney

Le film est ressorti cette année, le 17 février, en version restaurée :

Une musique à la fois simple et sophistiquée

Tout le génie de Townshend, et des arrangements des Who, réside dans la complexité musicale assurée par une formation réduite. Essentiellement basée sur le trio guitare-basse-batterie, et les harmonies vocales, la musique de Tommy bénéficie de quelques ajouts comme le cor anglais (joué par Entwistle), et quelques claviers (joués par Townshend), et quelques overdubbs de guitare. Mais pas d’emphase symphonique, pas d’orchestre philharmonique, pas de mellotron ou claviers à profusion, pas toute cette boursouflure pompeuse qu’on peut retrouver parfois dans certaines œuvres prétentieuses du prog-rock des années 70.

The-Who-Tommy-booklet4
Les crédits à l’intérieur de la pochette, avec les illustrations de Mike McInnerney

Ici, l’inventivité ne vient pas de l’abondance d’instruments, mais plutôt des idées mélodiques, des riffs multiples, des arabesques à la guitare ou à la basse, des breaks de batterie hallucinants, des changements de rythme, de tonalité, de couleur sonore, avec somme toute la formule basique du rock.

Underture (dont le titre néologisme en jeu de mot fait écho à Overture) tourne en boucle sur le même riff pendant 10 minutes, et pourtant chaque cycle semble innovant. De subtiles nuances viennent émailler ce long interlude.

Lors du musical du 1993, le morceau est d’ailleurs présenté comme “entracte”. Et alors qu’il est joué par un orchestre et bénéficie donc de multiples instruments qui auraient pu diversifier le thème instrumental, il dure moins de 3 minutes !

En dehors de ces passages instrumentaux qui rappellent l’aspect opéra, les autres morceaux sont des petites merveilles pop et rock, aux mélodies implacables.1921, Amazing journey, Tommy, Can You Hear Me? sont autant de ritournelles pop entêtantes, tandis que Acid Queen, Go to the Mirror!, ou I’m free offrent des riffs imparables. Toute la quintessence du rock et de la pop réunie, comme dans beaucoup d’albums des Who.

Et si Townshend compose la majeure partie des chansons comme habituellement, Entwistle complète avec 2 morceaux, dont la pépite Cousin Kevin, aux paroles glaçantes, sur une mélodie douce et harmonieuse. Une véritable oxymore musicale :

Il est à noter que le bassiste signe les 2 textes les plus sordides de l’histoire, relatant les sévices subit par Tommy, de la part de son cousin et de son oncle.

Si l’on excepte la pantalonnade Tommy’s Holiday Camp, “composée” par Keith Moon, le seul autre morceau qui n’est pas de Townshend est la reprise du blues Eyesight to the Blind (The Hawker) de Sonny Boy Williamson II. Mais en arrangeurs inspirés, les Who en sortent quelque chose de complètement différent, et bien à eux, qui colle parfaitement avec le reste de l’album. Dans le film, Eric Clapton la reprend sous une forme beaucoup plus blues, dans l’esprit de l’original :

Le tube qui ne figurait pas au départ

L’album contient l’un des plus grands tubes des Who : Pinball Wizzard, que Townshend décrit comme “l’écriture la plus maladroite qu’il ait jamais faite”.

Au début de l’année 69, le groupe présente une maquette de l’album au critique musical Nick Cohn, qui ne semble pas emballé. Sachant que ce dernier était fan de flipper, Townshend propose alors l’idée que Tommy serait un “magicien du flipper”, et compose le morceau dans la foulée. Le titre devient le morceau le plus célèbre de l’album, un des plus grands hits des Who, et un incontournable lors de leurs concerts.

Un final somptueux

La chanson qui clôt l’album s’intitule sur l’édition originale : “We’re Not Gonna Take It”. Elle symbolise la fin du premier voyage mystique de Tommy, et le début d’un autre. Ce sont les deuxième et troisième parties du morceau qui vont devenir célèbres sous leurs noms respectifs : See Me, Feel Me / Listening to You. C’est en particulier la version de Woodstock, qui clôt la prestation des Who au festival mythique, qui va devenir la version de référence et donner sa popularité au morceau.

Un an plus tard, au festival de l’île de Wight, c’est encore une version d’anthologie que livre le groupe, avec les célèbres moulinets de Pete sur sa Gibson SG, la guitare de “l’ère Tommy”.

C’est aussi la partie finale de cette chanson qui sort en single en 1975, au moment de la sortie du film, sous le titre See Me, Feel Me :

En définitive, une oeuvre fleuve, un modèle du genre dans l’histoire du rock, un disque et un film cultes, un album de référence, qui un demi-siècle après sa création reste toujours autant percutant, riche, foisonnant, et qu’on ne se lasse pas d’écouter.

© Jean-François Convert – Mai 2019

Étiqueté , , ,

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

error

Suivez ce blog sur les réseaux