Sergio Leone aurait eu 90 ans aujourd’hui. Et le 30 avril prochain marquera les 30 ans de sa disparition. S’il a laissé une trace indélébile dans le cinéma, il a pour ma part illuminé mon adolescence. En tant que cinéaste fortement influencé par la musique, il a toute sa place sur ce blog, et méritait amplement une chronique, illustrée par Denys Legros.
Sommaire
Les cow-boys et les indiens
Collégien, j’étais déjà fan de western depuis plusieurs années. De ceux qui passaient le mardi soir dans “La dernière séance” de Monsieur Eddy. Aussi bien les grands classiques comme la trilogie Rio Bravo – El Dorado – Rio Lobo, L’homme aux colts d’or, Le train sifflera trois fois, La poursuite infernale, Alamo, Le convoi des braves, Les sept Mercenaires, …que ceux un peu plus “série B” comme par exemple 100 dollars pour un shérif, Les 4 fils de Katie Elder, Le dernier train de Gun Hill, La première balle tue, Le trésor du pendu, Bandolero, ou encore Cinq cartes à abattre. Mais tous étaient dans la tradition américaine, glorifiant la mythologie du cowboy défendant la veuve et l’orphelin.
Les gentils étaient vraiment gentils, et les méchants vraiment méchants. Et la vision binaire du far-west était résumée par cette phrase célèbre d’un producteur : “dans les westerns, un bon indien est un indien mort”.
Oh bien sûr, il y a eu ensuite des films écornant la grande histoire comme Little big man, Bronco Apache, ou Soldat bleu, découvert à l’école grâce à la prof de français, et puis des westerns crépusculaires tels La horde sauvage ou Les professionnels. Mais rien qui ne m’avait encore préparé à ce que j’allais découvrir avec le cinéma de Sergio Leone…
Des westerns “lents”
Un jour que je demandais à un camarade de classe s’il aimait les westerns, il me répondit “oui, mais les westerns lents”… “Tu veux dire les westerns longs ?” répondis-je, pensant que sa langue avait fourché… “Non non, les westerns lents, comme Il était une fois dans l’ouest, Le bon la brute et le truand, Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus.”
Intrigué par cette réponse, je me mis en quête de voir ces fameux films. Je connaissais déjà les musiques de certains, soit par les 45 tours, soit par les cassettes audio de Geoff Love et son orchestre, qu’on écoutait dans la voiture, en famille.
Et puis un jour, c’était en 1984, le cinéma “Le Royal” à Saint-Étienne eut la bonne idée de reprogrammer Il était une fois dans l’ouest. J’ai pris une vraie claque, et je ne m’en suis toujours pas remis. Je ne compte plus le nombre de fois où je l’ai vu, que ce soit en salle, ou sur DVD. C’est ce film qui m’a fait entrer de plein pied dans l’univers de Sergio Leone. Je n’en suis jamais vraiment ressorti…
Le temps étiré à l’extrême
La description de “western lent” par mon camarade de classe était tout fait appropriée. Une des composantes majeures du cinéma de Leone est effectivement cette élasticité du temps. Cette impression que quelques secondes durent des heures.
Étant également fan de Hitchcock, et de son suspense distillé intelligemment, je retrouvais dans les films de Leone cette même précision dans la mise-en-scène, cette tension palpable, mais transposé dans l’univers du western.
De nombreuses scènes utilisent ce procédé et il est impossible de les citer toutes. Mais si je ne devais en retenir que deux, ce seraient celles-ci, très différentes dans leur approche, l’une “musicale”, et l’autre illustrée uniquement par des bruitages sonores :
Le duel final dans Le bon la brute et le truand
Un duel à trois, un “triel” ? (expression du même camarade). Une véritable chorégraphie, où l’usage du cinémascope alterne entre vues d’ensemble du désormais mythique cimetière de Sad Hill (réhabilité récemment) et regards crispés des 3 protagonistes. Le tout magnifié par la musique d’Ennio Morricone, aux intonations espagnoles et torréadoresques : une mise à mort orchestrée par l’espace (les cadrages), le temps (le montage) et le son (la musique).
La (très) longue séquence d’introduction de Il était une fois dans l’ouest
Ce magnifique prélude à son film fleuve, montre Leone au sommet de son art. Aucun dialogue, aucune musique. Juste un grincement de girouette, quelques gouttes d’eau tombant sur un chapeau, des doigts qui craquent, une mouche prise au piège dans le canon d’un revolver…une symphonie sonore millimétrée mais qui dépasse de loin l’exercice de style. (l’analyse de Blow Up, également en fin de cet article, nous en dévoile la métaphore).
Une séquence qui va elle aussi prendre fin par un duel, à 4 cette fois.
Souhaitant débuter son film par un clin d’œil, Sergio Leone avait demandé aux 3 acteurs du Bon, La Brute et Le Truand d’incarner les 3 tueurs en cache-poussière venus attendre Harmonica à la gare. Van Cleef et Wallach étaient d’accord, mais Eastwood refusa, déjà attiré par les sirènes d’Hollywood, et sa nouvelle carrière déjà bien engagée. Les rôles sont ainsi confiés à Woody Strode, Jack Elam et Al Mulock (qui se suicidera pendant le tournage du film), trois “gueules” inoubliables.
Des “gueules” mémorables
C’est en effet un autre aspect des films de Leone : les visages sont tout autant importants que les paysages, et remplissent l’écran à la même échelle. Chaque personnage est littéralement “incarné” par son acteur. Qu’il soit truculent comme Tuco, romantique comme Cheyenne, laconique comme Harmonica, cynique comme Blondin, sadique comme Sentenza, désabusé comme Sean, psychotique comme l’Indien, impitoyable comme Frank, calculateur comme Morton, ou qu’elle soit tout simplement humaine et lumineuse comme Jill, tous les caractères transparaissent d’abord par le regard, la gestuelle, avant les paroles.
Et Leone savait choisir ses acteurs pour autre chose que leur “jeu” : leur démarche, leur attitude…il savait dénicher de véritables “gueules” qu’on pouvait imaginer ayant vécu dans l’ouest américain du 19ème siècle. C’est ce qui faisait la force de ses personnages: on y croyait, car ils ne semblaient pas sortis d’un western d’opérette, mais bien de la poussière et la boue d’un ouest plus que réaliste.
Les seconds rôles toujours soignés
Cet attachement aux personnages est présent jusque dans les seconds rôles auxquels Leone apporte autant d’attention que les principaux. Le moindre personnage secondaire est toujours bien écrit, au point qu’on s’y attache parfois même plus qu’aux protagonistes.
Ainsi le personnage de Morton, patron sans scrupules des chemins de fer, dans Il était une fois dans l’ouest. Handicapé et dépendant de ses hommes de main, il n’en tire pas moins les ficelles et rouages de l’histoire qui se trame en fond.
Malgré sons sens aigu des affaires, comment ne pas être touché par son histoire personnelle, et son désir ardant de voir la mer, qu’il ne réalisera jamais.
Un destin tragique, digne des personnages des films de John Huston.
On se souvient aussi de l’imposant Mario Brega, présent dans les 3 films de la trilogie des dollars, de José Calvo, le tavernier de Pour une poignée de dollars, d’Al Mulock dont le visage apparaît en tout premier au début du bon la brute et le truand, avant de faire partie des 3 de la gare du film suivant, mais aussi de Romolo Valli, le Dr Villega torturé et repenti dans Il était une fois la révolution, ou de Joe Pesci dans Il était une fois en Amérique, et de bien d’autres encore.
Ce souci apporté au moindre second rôle témoigne de l’amour que portait Leone à ses personnages, à ses histoires, et à l’écriture de ses scénarii.
Des répliques cultes
Leone aime disséminer de l’humour dans ses dialogues, ce qui donne lieu à des répliques restées célèbres. Qui n’a jamais entendu “le monde se divise en deux catégories…” ?
Grâce au numéros d’acteurs de Clint Eastwood et Eli Wallach, Le bon la brute et le truand est d’ailleurs un festival de scènes d’affrontement verbal, genre qui influencera fortement un certain Tarantino.
Sergio Leone se revendiquait comme héritier de la Comedia D’ell Arte, et des personnages hauts en couleurs, comme celui de Tuco ou plus tard de Juan, apportaient cette dimension tragico-comique dans un univers plutôt sombre de prime abord.
L’humour pince sans-rire a souvent été la marque de fabrique du héros Leonien :
La musique, personnage à part entière
Autre élément indissociable des films du maître italien : la musique. Avec Ennio Morricone (son ami et camarade de classe), il forme un duo unique qui a su transcender l’image par la musique, et donner à cette dernière un véritable statut d’indispensabilité, et d’élément moteur de ses films.
Dans Il était une fois dans l’ouest, chaque personnage a son thème musical : impossible d’imaginer Cheyenne sans cette ritournelle un brin désinvolte et goguenarde, ou Frank sans son thème violent et glaçant. La superbe Jill est elle aussi magnifiée par la non-moins superbe mélodie devenue l’une des plus célèbres de Morricone, et bien sûr le thème de L’homme à l’harmonica reste la référence du genre. Pour l’enregistrement de ce dernier, Leone était d’ailleurs en studio et serrait le cou de l’harmoniciste, afin de produire “une véritable plainte de douleur” !
Il n’était pas rare également que la musique soit diffusée en direct sur le tournage pour mettre les acteurs dans l’ambiance, comme c’est le cas sur ce célèbre duel :
En conséquence, les scènes étaient très souvent doublées en post-production, mais supervisées par Leone lui-même qui y attachait beaucoup d’importance, de même qu’aux différentes versions linguistiques.
Sergio Leone aimait les acteurs et a su les pousser à donner le meilleur d’eux-mêmes.
Il a non seulement lancé la carrière de Clint Eastwood, mais a aussi donné son meilleur rôle à Charles Bronson, de même qu’à Eli Wallach. Il a osé faire de Henry Fonda un tueur sans pitié et lui a offert un des plus célèbres contre-emplois de toute l’histoire du cinéma. Il a su utiliser intelligemment des seconds rôles comme Gian-Maria Volonte ou Lee VanCleef. Il a trouvé la parfaite complémentarité entre James Coburn et Rod Steiger. Robert de Niro disserte avec passion à propos d’Il était une fois en Amérique, et Claudia Cardinale n’a jamais été aussi belle que dans Il était une fois dans l’ouest :
Il était une fois en Amérique joue aussi sur ce même procédé de thèmes musicaux affiliés à chacun des personnages. Celui de Deborah est sans doute l’un des plus beaux jamais composés par Ennio Morricone, et l’ensemble de la bande originale du film est une pure merveille.
Cette collaboration entre le cinéaste et le compositeur, une des plus célèbres du cinéma, n’a eu lieu en tout et pour tout que sur seulement 6 films (la première trilogie dite “des dollars”, et la seconde des “il était une fois”). C’est un fait, la carrière de Sergio Leone a certes donné des chefs-d’œuvres, mais comparée à celle d’autres réalisateurs, peut sembler moins remplie.
Du péplum au western, un parcours atypique
Sergio Leone était sans doute prédestiné : En effet, son père, Vincenzo Leone dit Roberto Roberti réalise le premier western italien, La Vampire indienne en 1913. Le rôle de l’Indienne est tenu par la mère de Sergio, l’actrice Bice Waleran (Edwige Valcarenghi de son vrai nom). Sergio Leone naît donc dans le milieu du cinéma, en 1929, et va tout naturellement devenir assistant réalisateur. C’est ainsi qu’il travaille dès ses 18 ans avec Carmine Gallone, puis Vittorio de Sica sur Le voleur de bicyclette (dans lequel il fait également de la figuration), alors qu’il a tout juste 20 ans.
Il enchaine avec des metteurs-en-scène américains tels Robert Wise, Fred Zinnemann et surtout William Wyler pour Ben-Hur. La légende veut que la fameuse course de chars ait été réalisée par Leone lui-même. En fait, il a collaboré avec le réalisateur de seconde équipe, Andrew Marton, sur cette séquence d’anthologie.
Son vrai premier film est Les derniers jours de Pompéi (1959) où il a remplacé le réalisateur initial Mario Bonnard, tombé malade. En 1961, il réalise Le Colosse de Rhodes, puis l’année suivante co-réalise Sodome et Gomorrhe avec Robert Aldrich.
Mais c’est en 1964 qu’il va réellement lancer sa carrière en adaptant Yojimbo d’Akira Kurosawa, et en le transposant dans l’univers du western. C’est le premier volet de ce qui deviendra sa première trilogie : Pour une poignée de dollars. C’est aussi les débuts au cinéma d’un certain Clint Eastwood (alors vedette du feuilleton télévisé Rawhide). Son personnage de “l’homme sans nom” va faire des émules. Leone quant à lui signe du pseudo Roberston (littéralement “fils de Robert”), mais reprend son véritable patronyme pour le film suivant : Et pour quelques dollars de plus.
Avec ces 2 films, le public du monde entier découvre le western italien, affublé du sobriquet “spaghetti”. Le qualificatif le présente comme un ersatz de sous-catégorie, mais c’est pourtant un genre de référence qui voit le jour. Les héros n’y sont pas vraiment héroïques, mais plutôt cupides et menteurs. La description de l’ouest américain n’offre plus de mythologie, mais une vision réaliste et crue. La violence fait la loi, et l’appât du gain est pratiquement la seule raison de vivre des protagonistes. Il n’est plus question d’honneur, de loyauté ou de principes moraux. L’avidité, la traîtrise et le chacun pour soi sont les maîtres-mots d’un far-west impitoyable où se côtoient chasseurs de primes, prostituées et trafiquants en tous genres.
On a souvent prêté à Leone un trop grand cynisme dans ses films. Mais Le bon la brute et le truand par exemple, sous une apparente histoire de cupidité, dénonce l’absurdité de la guerre, ou évoque les orchestres juifs qui jouaient dans les camps de concentration pour couvrir le bruit des tortures.
Ce film clôt la trilogie dite “des dollars” ou de “l’homme sans nom”. A la fin, le personnage de Clint Eastwood retrouve d’ailleurs le poncho des 2 films précédents, et après avoir récupéré son magot, part en direction du sud, vers de nouvelles aventures…qui sait, en direction d’un petit village à la frontière mexicaine ? La boucle est bouclée, et Sergio Leone ne pense plus aux westerns, mais veut s’attaquer à un projet qui lui tient à cœur : la “naissance” de l’Amérique en tant que nation.
La trilogie des “Il était une fois”
Au départ, le cinéaste ne voulait pas réaliser Il était une fois dans l’ouest et Il était une fois la révolution. Dès la fin des années 60, il avait en tête Il était une fois en Amérique. Mais ne trouvant pas le financement pour mener son projet à terme, il tournera sur commande, les deux premiers volets de ce qu’il ne savait pas encore être une seconde trilogie.
En 1973, il produit également Mon nom est personne de Tonino Valerii, et réalise même quelques scènes, ce qui fait que ce film porte un peu sa “patte” sans être vraiment de lui.
Henry Fonda y campe un personnage de tueur légendaire à mi-chemin entre l’impitoyable Frank de Il était une fois dans l’ouest et les héros de westerns plus classiques. Un clin d’œil à la légende du cinéma qu’il est devenu, et une façon de signifier la passation de flambeau à la nouvelle génération d’acteurs, dont fait partie Terence Hill, le jeune héros “Personne”.
Au début des années 80, il peut enfin mettre sur pied son projet sur lequel il travaille depuis 10 ans, et qui va clore cette deuxième trilogie. Au final, c’est un somptueux triptyque sur l’Amérique qui voit le jour : après l’arrivée du chemin de fer et la naissance du matriarcat, puis un regard désenchanté sur la révolution et ses travers, il termine en apothéose avec une magnifique fresque sur la prohibition et les connivences entre gangsters et luttes sociales.
Ce dernier volet sera aussi son dernier film, qui se veut une allégorie sur le cinéma et le rêve : de l’aveu de Leone lui-même, le personnage de Noodles incarné par De Niro est resté dans la fumerie d’opium des années 30. Tout ce que se situe chronologiquement après ne sont que ses fantasmes. De quoi expliquer en partie cet énigmatique sourire du dernier plan. L’occasion de revoir encore une fois ce film, sous un angle nouveau.
Même cette piste donnée par ce grand metteur en scène ne suffira sans doute pas à en percer tous les mystères. Sergio Leone s’est éteint le 30 avril 1989, avant d’avoir pu terminer son projet suivant, un film sur le siège de Léningrad. Jean-Jacques Annaud lui rendra hommage en 2001 dans la scène finale de son film Stalingrad.
Le cinéaste italien nous a laissé une œuvre riche, pas mal décriée à sa sortie, mais réhabilitée sur le tard. Il fait aujourd’hui figure de référence dans le cinéma mondial, et ses films sont décortiqués dans les moindres détails, jusque dans ses génériques.
Les Génériques de Sergio Leone – Blow Up – ARTE
De nombreux ouvrages écrits et audiovisuels sont parus sur Sergio Leone. Il fait actuellement l’objet d’une exposition-rétrospective à la cinémathèque française jusqu’au 27 janvier, intitulée Il était une fois Sergio Leone, et on peut trouver plusieurs documentaires sur YouTube :
- Les westerns de Sergio Leone
- Sergio Leone VS le mythe américain
- Sergio Leone une légende
- Il était une fois Sergio Leone
Sources
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Oreste de Fornari, Sergio Leone, éd. (allemand) Bahia Verlag (1984)
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Gilles Cèbe, Sergio Leone, éd. Henri Veyrier (1984)
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Gilles Gresard, Sergio Leone, éd. J’ai Lu cinéma, collection Les grands réalisateurs (1989)
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DVD Il était une fois dans l’ouest Edition Collector : interviews, documentaires… (2003)
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Catalogue Festival Lumière 2009
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Wikipedia, YouTube, Arte
Un grand merci à Denys Legros pour les illustrations !
© Jean-François Convert – Janvier 2019