Le 25 septembre 1967 arrivait dans les bacs ce deuxième opus des Doors. Leur meilleur album avec ‘L.A. Woman‘.
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L’autre chef-d’œuvre des Doors
À la fin du film d’Oliver Stone, quand les Doors écoutent le mixage de Riders on the Storm, John Densmore (joué par Kevin Dillon) dit à Jim Morrison (Val Kilmer) en parlant de L.A. Woman :
Et il se trouve qu’en guise de clin d’œil, l’ingénieur du son de cette dernière session est joué par Densmore lui-même ! Donc on peut raisonnablement penser que cet avis exprimé dans le film est réellement celui du batteur, et sans doute celui du groupe dans son ensemble. C’est aussi le mien : je place L.A Woman et Strange Days à égalité en haut du podium de la discographie des Doors. Visiblement, les musiciens aimaient eux aussi beaucoup ce deuxième album, qui est resté leur référence à atteindre jusqu’à L.A Woman.
Strange Days est peut-être encore plus « doorsien » que L.A Woman qui est très blues-rock. Il représente à mon sens vraiment le style du groupe dans toute son « étrangeté ». Des « jours étranges », des « gens étranges », une promenade qui invite à « nager jusqu’à la lune »… la quintessence poétique de Morrison mise en musique de manière magistrale par les trois autres.
Du rock poétique…
La deuxième moitié des sixties a offert une émulation artistique sans précédent et les frontières séparant les différents arts étaient loin d’être clairement définies. Nombre de groupes de l’époque ont fait exploser les barrières entre musique, poésie, théâtre, littérature, peinture, cinéma… Et les Doors n’étaient pas en reste pour suivre ce courant voire en être le principal héraut et instigateur.
Féru de poésie et littérature, Morrison n’avait pas son pareil pour accoucher de paroles oniriques. Le premier texte qu’il a chanté à Ray Manzarek est Moonlight Drive, mais le morceau n’est apparu que sur ce deuxième album. Le piano un brin honkytonk et la slide de Krieger accompagnent à merveille la voix sensuelle du chanteur :
La verve poétique de Morrison trouve son paroxysme dans ce qu’on appellerait aujourd’hui du slam : Horse Latitudes est une déclamation du chanteur aux frontières de l’ésotérisme dont on ne sait si ça parle réellement de chevaux, le tout agrémenté d’effets sonores psychédéliques à souhait.
…et ‘étrange’
La conclusion de cette première face avait vraiment de quoi surprendre les auditeurs de l’époque et donner un impression d’ « étrange ». Une atmosphère générale tout au long des 10 morceaux, que ce soit la petite fille perdue de You’re lost little girl, l’autre fille malheureuse de Unhappy girl, l’ambiance entre mystère et crépuscule de I can’t see your face in my mind, et bien sûr le titre de l’album, sa pochette façon freak show, et sa chanson éponyme qui ouvre le disque. Un clip a été réalisé dans les années 80 avec les personnages de la photo :
Une photo que le groupe voulait au départ sans indication de nom ou de titre, Morrison refusant catégoriquement d’être photographié pour la pochette. Pour satisfaire aux exigences de la maison de disques, une affiche discrète de chaque côté de la scène montre les Doors avec la photo du dos du premier album. Les disquaires rajoutaient souvent un auto-collant afin de mieux identifier l’album à destination des clients.
Inspirée par le cirque dans le film La Strada, la photo a été prise par Joel Brodsky à Sniffen Court, une allée résidentielle proche de la 36ème rue entre Lexington et la 3ème avenue de Manhattan. Peu de réels artistes étaient disponibles. C’est donc l’assistant de Brodksy qui s’improvisa jongleur quand un chauffeur de taxi fut payé 5€ pour prendre la pose avec une trompette. Le couple de nains fut quant à lui engagé, l’un apparaissant au recto de la pochette et l’autre au verso, les deux parties constituant une seule et même fresque. (Wikipedia)
Et bien sûr, l’un des titres-phares de l’album, People are strange, conforte cette impression que le monde qui nous entoure est la plupart du temps difficile à appréhender. Est-ce l’extérieur qui est « étrange » ou est-ce nous ? Morrison nous interroge sur notre rapport aux autres tout en questionnant notre sentiment intérieur : « Les gens sont étranges Quand vous êtes un étranger ». Pas de hasard si l’un des meilleurs documentaires sur les Doors s’appelle « When You’re Strange »
Des influences musicales multiples
Ce morceau dont un vers titre le documentaire est un des plus beaux exemples de symbiose du groupe. Chacun de musiciens apporte sa touche reconnaissable, au service de la chanson. La voix touchante et presque vulnérable de Jim, les hoquets à la guitare de Robby, le piano bastringue de Ray qu’on croirait sorti d’un saloon, et la batterie métronomique de John qui maintient l’édifice.
Il faut également noter le bassiste de studio Douglas Lubahn qui vient compléter le groupe, tout comme sur six autres morceaux. Il ne joue pas sur Unhappy Girl, Horse Latitudes et When the Music’s Over où Manzarek assure les basses aux claviers, mais sa patte est bien présente sur la majorité de l’album, et on l’entend de façon proéminente dès le premier titre éponyme.
De son côté, Jim Morrison s’essaie au synthétiseur Moog (programmé par Paul Beaver) sur ce même morceau-titre, tandis Ray Manzarek élargit sa palette de « claviers » avec une marimba sur I can’t see your face in my mind et un clavecin sur Love me two times.
Un morceau qui doit beaucoup au riff de guitare de Robby Krieger, lequel illumine une fois de plus la musique des Doors. Love Me Two Times est d’ailleurs une composition du guitariste, de même que My Eyes Have Seen You avec son riff obsédant et sa fuzz incandescente. Enfin, il est également à l’origine de la musique de Moonlight Drive où il troque sa Gibson SG fétiche pour une Les Paul et un bottleneck aérien, qu’on entend aussi sur Unhappy Girl.
Un manifeste révolutionnaire
Cette cohésion de groupe se cristallise sur le dernier morceau When the music’s over : La guitare tantôt fuzz, tantôt en arpèges façon sitar, l’orge autant lancinant sur la durée que sautillant dans l’intro, la batterie capable de déflagrations qui provoquent des sursauts ou au contraire maintient la tension sous-jacente dans une subtilité jazzy, et bien sûr la voix qui nous transperce en même temps qu’elle semble venir d’outre-tombe.
When the music’s over est à mon goût un des plus grands morceaux des Doors. Cette manière d’exprimer la solitude quand « la musique est ton seul unique ami jusqu’à la fin ». Un thème récurrent chez les artistes qui se retrouvent souvent seuls malgré le succès. Cette chanson offre une véritable catharsis à l’instar d’une tragédie grecque, comme l’avait écrit le magazine Rolling Stone à la sortie de l’album. Les différentes versions live ont chacune leur intensité propre.
Mais au-delà de son aveu de faiblesse face à la mort « quand la musique est finie », le texte est aussi un appel sans équivoque à l’insurrection, qu’elle soit politique, sociale, culturelle, ou de conscience. Le vers « We want the world and we want it now ! » n’y va pas par quatre chemins. Je me souviens d’une interview de Jean-Patrick Capdevielle dans un reportage sur les Doors qui disait en substance (je cite de mémoire, donc approximativement, mais c’est l’idée) :
« Si Jimi Hendrix sous-entendait « défoncez-vous », l’establishment n’y portait aucun crédit parce qu’il se rassurait en disant « il est noir ». Si Janis Joplin prônait l’amour libre, la bien-pensance rétorquait « c’est une femme ». Mais Jim Morrison était un homme blanc issu de bonne famille, et il disait carrément « on veut le monde et on le veut maintenant », c’était pas rien ! Et à l’époque ça faisait vraiment flipper le gouvernement… »
Le poète rock en remettra une couche sur l’album suivant Waiting for the sun avec Five to one. Mais ce When the music’s over reste parmi les morceaux catalysant tout ce qu’il y a de plus viscéral dans le rock. Son cri primal en intro et ses onze minutes qui prennent aux tripes referment cet album de façon magistrale. Un album sorti il y a tout juste 55 ans aujourd’hui.
© Jean-François Convert – Septembre 2022