Ce vendredi 22 octobre célèbre les 100 ans de la naissance de Georges Brassens. On oublie souvent que le poète sétois était aussi un fin musicien.
Quand on évoque Brassens, on retient surtout sa verve et ses lettres, son amour des mots. Mais il était aussi passionné de jazz et ses chansons sont très souvent bien plus subtiles musicalement qu’on ne le pense. Petit tour d’horizon non exhaustif des qualités instrumentales de tonton Georges.
Sommaire
Brassens c’est toujours pareil ?
Un des arguments qui revient souvent parmi ceux qui critiquent la musique de Brassens est que « c’est toujours pareil ». Hormis le fait qu’on pourrait appliquer cette réflexion à de nombreux artistes, essayons d’examiner les raisons qui amènent au sentiment le plus fréquent concernant le musicien sétois.
Une formule épurée
L’élément principal qui peut donner l’impression que les musiques de Brassens sont souvent similaires est la constance dans le choix des arrangements. Du début à la fin de sa discographie, le musicien a invariablement opté pour la même formule d’accompagnement : une guitare rythmique, une contrebasse, et très souvent une guitare soliste, mais pas toujours.
Des exceptions
Mais il y a quand même eu quelques exceptions dans sa carrière. On peut citer entre autres :
- le kazoo dans Corne d’auroch
- la chorale dans Tempête dans un bénitier
- la voix imitant la trompette dans Les copains d’abord ou plus subrepticement dans J’ai rendez-vous avec vous
- le jazzband dans Elégie à un rat de cave :
L’accompagnement par un jazzband a également eu lieu pour une version mémorable des Copains d’abord à Bobino. On aperçoit Raymond Devos dans le public. La différence avec Elégie à un rat de cave est que pour ce morceau, l’accompagnement jazz existe déjà dans la version studio, alors que pour Les copains d’abord, c’est uniquement cette version en public qui est arrangée ainsi :
Des configurations différentes
Par ailleurs, Brassens s’est trouvé à plusieurs reprises sur des plateaux télé dans une formule bien différente du classique guitare(s)-contrebasse. En 1972 par exemple, il reprend Le petit chemin de Mireille et Jean Nohain :
En 1980, dans l’émission Numéro Un, on le voit même jouer du piano aux côtés d’Alice Dona, Serge Lama, Annie Girardot et Patrick Sebastien pour une interprétation inédite des Copains d’abord. Georges Brassens avait d’abord commencé par apprendre le piano chez sa tante Antoinette en 1940. Ce n’est qu’en 1951 que Jacques Grello, chansonnier et pilier du Caveau de la République, lui offre sa propre guitare et lui conseille de s’accompagner sur scène avec cet instrument. Brassens a ainsi composé ses premières chansons d’abord sur piano, qu’il a ensuite transcrites pour guitare.
Il devient adepte des modèles Favino avec cordes en acier, mais jouées aux doigts (alors que paradoxalement, son dernier guitariste soliste Joël Favreau jouera au mediator sur des cordes en nylon). Et finalement, la guitare devient son instrument de prédilection, qu’il apprivoise complètement, comme on peut le voir dans cette émission de 1974 avec Emile Sullon. Tonton Georges y est en effet plus qu’à l’aise avec l’instrument, jouant des petites phrases par-ci par-là entre les morceaux tout en parlant :
La « pompe » à la Brassens
L’accompagnement à la guitare des chansons de Brassens est très souvent basé sur un rythme surnommé la « pompe ». Il s’agit en effet d’une alternance des basses et des accords qu’on retranscrit vocalement par un nonchalant « pom pom ». Tonton Georges s’en était d’ailleurs lui-même amusé à la fin de la chanson Le Hérisson qu’il interprète dans la comédie musicale de Philippe Chatel Emilie Jolie :
Mais d’une part, cette technique n’est pas forcément si simple qu’il y parait, et d’autre part nombre de chansons du répertoire de Brassens s’appuient sur un accompagnement tout autre. Les arpèges notamment occupent une très grande place, comme par exemple dans Les passantes, Stances à un cambrioleur ou Dans l’eau de la claire fontaine pour n’en citer que quelques-unes.
Une musique simpliste ?
Non seulement, cette fameuse pompe à la guitare n’est pas aussi simple qu’elle en a l’air, mais surtout, la qualité musicale des chansons de Brassens se retrouve dans plusieurs éléments : mélodique, rythmique, harmonique…
Les mélodies
Les lignes mélodiques des chansons de Brassens sont rentrées dans l’inconscient collectif et font depuis longtemps partie du patrimoine musical connu de tous. Pourtant, elles sont loin d’être banales. Elles font appel à des intervalles parfois surprenants, qui empruntent entre autres au jazz.
« – Ma musique préférée c’est le jazz, je suis un forcené de la musique de jazz
– C’est étonnant car il n’y a pas tellement de jazz dans votre musique…
– Mais si il y en en a. Demandez aux musiciens, ils vous le diront. »
Les passantes, La légende de la nonne, Ballade des dames du temps jadis ou Gastibelza ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres de mélodies inventives et tout sauf simplistes. Mais tout l’art de Brassens était de composer des lignes mélodiques dont on se souvient aisément, malgré leur complexité. Qui ne s’est jamais surpris à fredonner Les sabots d’Hélène, La chasse aux papillons, L’orage ou Brave Margot, véritables petits bijoux mélodiques.
Dans une version non coupée de Gastibelza, on entend un début raté où la mélodie jouée à la guitare soliste en introduction n’est pas dans la bonne tonalité et du coup se heurte à l’accord de Brassens à l’accompagnement. Une facétie du guitariste Victor Apicella (premier guitariste soliste de Brassens que ce dernier qualifiait d’avoir « le toucher Django ») :
Ce même Victor Apicella (tout come Barthélemy Rosso après lui, et plus tard Joël Favreau) était capable de formidables contrechants, ajoutant aux mélodies ciselées une couleur indissociable du chant de Tonton Georges :
Le chant
Et justement, en parlant du chant de Brassens, il avait cette façon si particulière de chanter, très souvent en arrière du temps, comme on le retrouve notamment chez les bluesmen. Il avait aussi cette technique instantanément reconnaissable de hacher volontairement et décupler les syllabes de certains mots pour adapter ses vers au nombre de pieds nécessaires dans la ligne mélodique. On retrouve cette articulation singulière dans par exemple La ballade des gens qui sont nés quelque part, Le mauvais sujet repenti, ou Oncle Archibald. Un trait caractéristique du chant de Brassens, que Fred Burguière des Ogres de Barback a repris dans La nombrilite aigüe, chanson issue de l’album Amours grises, Colères Rouges.
L’ours sétois avait surtout une voix familière qu’on pouvait aisément associer à un proche de la famille : souvent bourrue, parfois un peu nonchalante, des fois malicieuse voire rieuse, mais qui pouvait aussi monter relativement haut. La fin de chaque couplet de Ballade des dames du temps jadis en offre un exemple frappant :
A noter que sur cette version à la télévision, Brassens se trompe d’accord à la fin. Mais l’enregistrement en studio comptait déjà un accord final surprenant et totalement inattendu. Et la chanson est loin d’être le seul exemple à proposer ce type de bizarrerie harmonique.
Les grilles d’accords
Les structures des chansons de Brassens sont elles aussi loin d’être simplistes. On trouve de nombreux exemples de grilles d’accords alambiquées. En vrac : le pont de La cane de jeanne qui sort de la tonalité principale, les accords augmentés dans Brave Margot, Tonton nestor, La chasse aux papillons… impossible de tout lister, ce ne sont que quelques exemples parmi les plus connus.
Brassens aimait aussi souvent changer de tonalité en cours de morceau comme dans, entre autres, La chasse aux papillons, Les copains d’abord, Corne d’auroch… Dans une version non coupée des Copains d’abord, on l’entend, avant l’enregistrement de la chanson, ronchonner contre son contrebassiste Pierre Nicolas au sujet justement d’un changement de tonalité :
Ses débuts au piano ou en accompagnant Patachou, sa culture musicale que ce soit en jazz ou le répertoire de Trenet par exemple, lui ont donné de solides connaissances harmoniques et lui ont permis de construire des chansons très riches musicalement.
Il a même utilisé plusieurs fois une même musique pour des textes différents, en reprenant la tradition des « timbres », les deux chansons les plus connues étant La prière et Il n’y a pas d’amour heureux.
L’universalité de la musique de Brassens
Une musique étudiée
Et pour preuve de la qualité de sa musique, elle a souvent servi comme méthode d’apprentissage de la guitare. Ainsi, dans la collection Les leçons de musique, Maxime Leforestier propose d’apprendre les différents accords au gré de quelques chansons de Brassens en partant de la plus simple (Le Gorille avec deux accords) puis en complexifiant progressivement : La mauvaise réputation avec 3 accords, Le Testament avec 4, ainsi de suite…
Maxime Le Forestier est sans doute l’héritier musical et textuel de Brassens le plus évident. Renaud l’a été aussi, mais Le Forestier a non seulement repris en concert l’intégralité du répertoire du maitre (lors du concert à Lyon en 2019, il avait annoncé « Il a été dit que jamais je ne jouerai quelque part sans avoir chanté une chanson de Brassens »), et en plus il a eu l’occasion de l’accompagner à plusieurs reprises sur des plateaux télé dans les années 70 :
Et surtout, il a écrit sans doute la plus belle réponse à une chanson de Brassens : La visite en 1988 s’adresse en écho à Supplique pour être enterré à la plage de Sète. Bien évidemment au niveau des paroles, mais également dans la musicalité, le rythme, la structure des couplets. La grille d’accords de la chanson de Le Forestier, composée par Joël Favreau (dernier guitariste soliste du grand Georges) pourrait presque s’entendre comme la transposition en majeur de la grille de Brassens. Ce n’est pas exactement le cas, mais l’idée est là.
Une musique reprise
L’autre preuve de la richesse musicale de Brassens est son adaptation dans d’autres styles et d’autres langues. Si les chansons de Tonton Georges n’avaient prévalu que par leurs paroles, elles n’auraient pas connu un tel succès en anglais, espagnol, italien… Si le sétois est traduit dans une vingtaine de langues et chanté partout dans le monde, du Japon à la Russie, en passant par la Serbie, l’Amérique du Nord, ou la République tchèque, c’est que sa musique est tout bonnement universelle.
Et même lorsqu’il s’agit de reprises en français, les interprètes peuvent à loisir tourner autour des mélodies de Brassens, les malaxer, les modifier légèrement, ou au contraire de façon plus marquée. Francis Cabrel a par exemple radicalement transformé Le Gorille en changeant le rythme, la mélodie et les accords ! Mais pour Les passantes, il est resté plus proche de la version originale, tout en impulsant un rythme légèrement syncopé, qui lui donne un côté folk-blues prenant :
Lister les différents styles de reprises de Brassens est impossible, mais on peut citer d’excellentes surprises dans l’émission Une journée avec Brassens diffusée hier soir sur France 3 : Le petit cheval aux couleurs country-folk par Raphaël, La cane de Jeanne qui vire rock avec Dionysos, La complainte des filles de joie qui prend du rythme par Les copines d’abord, ou Supplique pour être enterré à la plage de Sète que Sanseverino a transformé en shuffle up-tempo à la Telecaster.
Un grand mélomane
Une musique qui s’adapte à tous les styles, toutes les époques, toutes les cultures. Georges Brassens était véritablement un amoureux de la musique, autant que des mots.
« Il y a des frissons dans la vie que je n’ai jamais ressenti autrement que par la musique »
Alors oui, les musiques de Tonton Georges sont tout aussi travaillées et intéressantes que ses textes. Et contrairement aux idées reçues, la musique de Brassens ce n’est pas « toujours pareil », ni toujours « pom pom ». L’occasion aujourd’hui, pour le centenaire de sa naissance, de réécouter et redécouvrir la superbe musicalité de ses chansons.
© Jean-François Convert – Octobre 2021
Retrouvez L’émission ‘Le panorama de la chanson’ de Françoise Morel consacrée à « Brassens, le musicien », diffusée sur Radio Zinzine le lundi 13/12/2021, et inspirée par cette chronique :
Bonjour,
Je voudrais en premier lieu vous féliciter pour votre article complet et pertinent que j’ai pris grand plaisir à découvrir ! Etant féru de l’œuvre de Georges Brassens, je n’ai toutefois pu m’empêcher de remarquer deux petites imprécisions que j’aimerais sympathiquement vous signaler :
Tout d’abord, vous suggérez que Barthélémy Rosso a accompagné Brassens avant Victor Apicella, or c’est dans l’ordre inverse que ces guitaristes ont posé leurs notes aux côtés du grand homme.
Puis, et surtout, il y a une confusion à réparer concernant « la visite » interprétée par Maxime Le Forestier : le chanteur en a écrit les paroles mais n’en a pas composé la musique ! Le Forestier, comme vous l’avez noté, a écrit ce texte en s’appuyant sur la structure de la « Supplique », et il n’a pu ensuite se détacher de la mélodie originale et composer une musique séduisante à son oreille. Il a alors confié ce texte à son ami Joël Favreau qui l’a trouvé merveilleux et qui a composé la musique que vous connaissez (anecdote que Joël Favreau m’a lui-même racontée). Joël a enregistré cette chanson en 2001 sur son album « Salut Brassens ! » avec l’accordéoniste Jean-Jacques Franchin.
Bonne journée !
merci beaucoup pour ces précisions que je rectifie de suite 🙂
Je vous suis reconnaissant de mettre en valeur la qualité de la musique de Brassens dont je suis un défenseur. Pianiste, j’ai monté des formations pour jouer cette musique de façon instrumentale.En mars 2011, j’ai publié pour le centenaire un livre : l’art musical de Georges Brassens, édité par l’Harmattan. Pom pom pom pom ? 21% des rythmes utilisés par Brassens suivent ce rythme à six temps popularisé par notre musique folklorique (Perrine était servante, Cadet Rousselle, Auprès de ma blonde, les filles de Camaret…). Les Français ne sont pas ignares en matière de musique. Ils aiment Brassens et le devine, charmés par ce rythme comme dans la veuve et l’orphelin, la guerre de 14-18, le gorille…
Bien à vous.
Yves Richard
merci 🙂
Le génie de Brassens tient probablement sa passion bien jeune pour le chant et la musique jazz.Dans sa famille on chantait beaucoup ! Mais l’autodidacte se nourrit par le plaisir et sa revanche du passé. Il a quitté l’école bien tôt et est de nature à vivre en marge de la société bien pensante. Cette revanche lui a probablement donné toute la hargne du travail et le goût de la perfection.Cette puissance de volonté à rechercher toute la justesse de son ressenti tant dans les mots que la construction de ses phrases musicales sont les fruits de ceux qui empruntent l’école de la deuxième chance. De ce point de vue Maxime exhorte souvent que lui-même à le complexe de celui qui n’a pas fait d’études et dernièrement encore lors d’une interview martelait qu’il n’avait pas son bac.Pourtant qu’elle illustre richesse née de leur parcours malgré leurs débuts peu prometteurs au regard des études et de leur comportement contestataire.Tout cela est révélateur de richesse, de pertinence et du bon sens populaire.
Somme toute, se traduit par des chansons que l’on s’apprivoise aisément, qui nous parlent et qui se transmettent aisément aux générations futures.Du point de vue des accords et des mélodies la créativité s’exprime et se retient conférant un style très particulier que l’on adopte sans même s’en rendre compte. D’autres expliqueront plus tard que cette simplicité bienveillante est le fruit d’une technique musicale complexe que même leurs auteurs n’ont pu imaginer n’ayant pas été formatés initialement au registre des grandes écoles.
L’autodidacte ne révèle t-il pas une puissance de génie en quelque sorte ?
merci pour cette analyse
Je n’ai pas commencé la guitare pour la guitare ni la musique pour la musique. J’ai voulu faire »du Brassens ». S’il avait joué du trombone, j’aurais appris le trombone. (Hypothèse peu probable si on veut chanter en même temps). J’ai 64 ans et je découvre toujours des subtilités dans sa musique. Je joue d’autres musiques,rock, variété,jazz rock etc… entrecoupées de Brassens. Toujours. Avant de comprendre ses textes j’étais pris par sa musique et sa voix! Quand en plus on a de tels textes, que demander de plus. Pour moi c’est le plus grand styliste.
c’est marrant parce que Gotlib avait justement imaginé un tromboniste ventriloque reprenant les chansons de Brassens !
c’est ce qui m’agaçait le plus, d’entendre des nez-de-boeufs dire que Brassens, c’était Pompompom. Comment peut-on ne pas aimer l’oncle Georges?
oui tout à fait. c’est aussi parce que j’ai souvent entendu cela que j’ai voulu écrire cette chronique