Le 14 juin 1968 arrivait dans les bacs ce troisième album de Cream, un double avec un disque studio et un disque live.
C’est sans doute l’album de Cream où le groupe affiche le plus sa dualité musicale : une sophistication peaufinée avec des arrangements très élaborés en studio, et une rage primale qui revient aux fondamentaux du blues tout en posant les bases du hard rock en live.
Sommaire
Un album studio très travaillé
D’un côté, un disque studio donc, avec 8 titres raffinés qui oscillent entre hymne rock éternel (White room), pop pysché (As you said, Those were the days), hommage appuyé au blues par des reprises de classiques (Sitting on the top of the world, Born under a bad sign), mélange de pop acidulée et de rock sauvage (Passing the Time, Deserted Cities of the Heart), et même du slam avant l’heure (Pressed Rat and Warthog).
Des ambiances qui s’inscrivent parfaitement dans le courant musical de l’époque. En 1968, Londres est encore à l’heure des couleurs bigarrées psychédéliques. Certes, le summer of love est déjà du passé, mais les expérimentations de toute sorte sont toujours à la mode, et le rock se doit de lorgner du côté d’autres genres musicaux, et ne serait se cantonner aux trois accords originels.
C’est donc tout naturellement que la musique de Cream, au départ très ancrée dans le blues, se tourne vers un côté plus pop et prend des accents psychédéliques très marqués, aussi bien au niveau des intonations musicales que de l’imagerie du groupe. La pochette du disque (extérieure et intérieure) est dans la continuité du précédent Disraeli Gears, et signée à nouveau Martin Sharp : un univers entre bande dessinée, pop art, et vision fantasmagorique sous influence de psychotropes.
Cette sophistication en studio pouvait susciter des interrogations quant à la manière dont Cream allait pouvoir jouer ces morceaux sur scène. Autant les titres rock basés sur des riffs pouvaient être interprétés assez fidèlement (même si les versions studio comportent toutes deux guitares, et White Room a même des violons alto) :
Autant les morceaux aux orchestrations élaborées nécessitaient d’être complètement réarrangées pour être joués à trois. C’est par exemple le cas de Passing the time qui bénéfice en studio de multiples instruments et le concours de Felix Pappalardi (tout comme sur d’autres chansons) et qui sur scène bifurque vers une improvisation de Ginger Baker dans le style de Toad :
C’est le parti pris de Cream, tout comme c’était le même pour The Jimi Hendrix Experience : plutôt que tenter de reproduire les sons de l’album (cela aurait été possible avec par exemple l’adjonction de musiciens supplémentaires), le groupe choisit de transfigurer les morceaux sur scène en les revisitant complètement. A l’opposé de la pop psychédélique léchée en studio, les trois musiciens vont au contraire donner leurs lettres de noblesse au power trio en live.
Un live au Fillmore mais pas vraiment
Le deuxième disque s’intitule Live at the Fillmore alors qu’en réalité seul un titre sur les quatre a été enregistré au Fillmore West (San Francisco) le 7 mars 1968 ! Les trois autres proviennent de concerts au Winterland (San Francisco toujours) les 8 (Traintime) et 10 mars (Crossroads et Spoonful).
Ce deuxième volet du double album était censé offrir un enregistrement représentatif de ce que Cream était sur scène. On peut regretter que le choix des morceaux très longs en limite de facto le nombre. Défaut qui sera comblé bien après la séparation du groupe par la sortie de deux albums live en 1970 et 1972. Ici, la sélection était sans doute destinée à mettre en valeur chacun des protagonistes : alors que Spoonful met à l’honneur les trois musiciens ensemble, chaque autre titre se focalise sur un en particulier.
Toad est le morceau de bravoure de Baker, qu’il faut bien admettre assez indigeste, sauf pour les passionnés de batterie. Traintime valorise les talents d’harmoniciste-chanteur de Bruce, mais il est dommage de ne pas entendre une seule note de guitare pendant 7 minutes. Et enfin Crossroads place Clapton en position de leader puisque non seulement il chante, mais il délivre un solo d’anthologie, souvent cité parmi les meilleurs solos de guitare de tous les temps.
Ce moment de gloire qui lui a valu d’être considéré comme une référence, Clapton s’en est amusé : dans le hors-série de Guitar Part d’août 2002 intitulé Les 50 solos du siècle et où Crossroads porte la mention « Eric Clapton en roue libre », le guitariste explique : « c’est drôle j’ai toujours entendu dire que ce solo représentait un point crucial dans l’histoire de la guitare, alors que la plus grande partie n’est pas jouée sur le bon temps. Au lieu de l’appuyer sur le 2e et le 4e temps, je joue sur le 1er et le 3e. les gens pensent que c’est fabuleux alors que c’est complètement faux (rires) ! »
Attention, certaines vidéos sur YouTube mixent cette version de Crossroads présente sur Wheels of fire avec les images du concert d’adieu du groupe au Royal Albert Hall le 26 novembre 1968. Mais l’écoute de l’audio réel de ce concert confirme bien qu’il s’agit d’une version différente :
Quoiqu’en dise Clapton, et même s’il a effectivement raison, ce solo reste quand même d’une incroyable énergie et surtout va droit au but, reste concis et ne s’éparpille pas dans tous les sens… ce qui est un peu le cas de Spoonful. Plus de 16 minutes autour d’un riff en boucle sur un même accord, mais sans vraiment de direction précise. Impro totale qui certes comporte certaines fulgurances, mais qui en même temps est symptomatique de ce qu’était en train de devenir Cream : Trois individualités jouent chacune dans son coin sans vraiment écouter les autres. Clapton dira qu’un jour il s’est arrêté de jouer sur scène, et que Bruce et Baker ne s’en sont même pas rendus compte…
Wheels of fire, le début de la fin pour Cream ? Oui sans doute, mais un album incontournable, ne serait-ce que pour sa partie studio et son monument Crossroads… un carrefour dans la vie de ces trois musiciens d’exception. Un disque sorti il y a 55 ans aujourd’hui.
© Jean-François Convert – Juin 2023